Les Cercles de l'épouvante by Jean Ray

Les Cercles de l'épouvante by Jean Ray

Auteur:Jean Ray [Ray, Jean]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Nouvelles & contes / Fantastique & SF
Éditeur: Ebooks libres et gratuits
Publié: 2022-07-31T13:44:40+00:00


DÜRER, L’IDIOT

Avant ce soir-là, fatal entre tous les soirs, je dînais en face de Dürer, tous les jours à six heures, au « Sanglier Furieux ».

Dürer, le journaliste, Dürer, l’idiot.

J’en ai toujours voulu à ce garçon stupide, qui commençait invariablement son repas, par une tomate gavée de mayonnaise.

Il avait l’air de se régaler d’un abcès.

Tous les soirs, je suis entré avec la résolution de lui dire :

— Un journaliste, Dürer, n’est pas nécessairement un imbécile complet, c’est un primaire qui a une heureuse mémoire et un don spécial pour consulter rapidement une encyclopédie, un atlas de géographie ou un planisphère céleste.

» Il a, au long de sa carrière, tant et si copieusement renouvelé le vernis de son cerveau, que cela a formé une couche glacée, diamantine, cuirasse de gloire, qui étincelle et qui résiste même à l’expérience des premiers grattages.

» Or, chez toi, Dürer, ce vernis n’est qu’une sale peau, qui luit de loin comme un crachat tassé ou une bavure de cambouis.

Cette tirade, qui me plaisait, je l’avais écrite quelque part ; je la trouvais heureuse, pleine d’un hautain mépris, forgée comme une épée de grand siècle – je la connaissais par cœur et mon image dans le miroir, la ponctuait de sobres gestes lorsque je la récitais en soliloque.

Mais jamais je ne la servis à cet idiot de Dürer.

Une ou deux fois par semaine, à une table proche, prenait place une jeune étudiante. Elle venait, paraît-il, assister à des expériences, dans un laboratoire industriel voisin.

Ces jours-là, Dürer engageait avec moi, une brillante conversation – c’est-à-dire qu’il parlait seul, à voix très haute, de façon à être entendu par elle, et chaque fois je me promettais de lui dire :

— Que veux-tu que je fasse des mensonges que tu me sers ? Mange ta tomate et ne te sers pas de tes doigts pour en torcher la mayonnaise.

Naturellement, je ne disais rien, ces jours-là, je lui offrais même le café, je me sentais fier d’être le confident de ses pharamineux mensonges.

Car c’étaient des mensonges.

Une fois, il me dit :

— J’étais envoyé ce jour-là, par mon journal, à l’exécution capitale de…

Je savais cela, il y était allé ; seulement il s’était évanoui en voyant retirer du fourgon du train les bois de justice, et quand il fut à peu près sur pattes, roulant, tanguant dans une atmosphère d’éther comme une planète lasse, sur une place publique lointaine, on lavait déjà à grande eau, le hagard jeu de mailloche.

Mais la jeune fille écoutait, et, de côté, elle regardait. Elle le regardait avec cette admiration anxieuse que nous avons pour ceux qui ont vu l’horreur en face.

Les regards des femmes se poseront toujours avec amour sur l’aviateur au ras de sa carlingue, sur l’ardoisier qui grimpe au long du clocher, sur le marin qui longe les hautes vergues, sur l’alpiniste qui frappe de son piolet les extrêmes arêtes – parce qu’elles adorent le vertige et le péril des autres.

Et ceux qui sont en face de l’horreur, ont leur âme dangereusement penchée au-dessus de l’abîme insensé de l’Inconnu.



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