Les Bohémiennes by Jasmin Darznik

Auteur:Jasmin Darznik [Jasmin Darznik]
La langue: fra
Format: epub
Tags: FICTION / Littérature
Éditeur: Bragelonne
Publié: 2022-08-16T22:00:00+00:00

Après cette soirée, nous ne revîmes pas Ansel avant longtemps.

Cet automne-là, nous pensions avoir vaincu la grippe espagnole. À tort. La vague la plus mortelle vint durant l’hiver. Chaque fois que rentrait un large convoi de soldats, cela donnait aux gens l’occasion de se retrouver dans les rues ou les dancings. Puis, quand les trompettes résonnèrent en décembre, nous permettant de retirer nos masques, une immense liesse s’ensuivit. Ce fut alors que les bureaux et les magasins se vidèrent ; trois semaines après qu’on eut annoncé que la Dame espagnole était partie pour de bon, des milliers de personnes tombèrent encore malades. Les gens étaient partagés : d’un côté, ils n’avaient pas envie de réfléchir à ce que cela signifiait, de l’autre, ils ne pouvaient penser à rien d’autre. Au fait que les masques étaient sans effet et les vaccins impuissants.

On apprit ensuite qu’Ansel souffrait d’une forme sévère de la grippe, et Imogen fut la plus affectée par la nouvelle. Le trafic des ferrys avait cessé entre Oakland et San Francisco, mais elle trouva un moyen de traverser la baie. Nous nous retrouvâmes en ville et nous rendîmes ensemble en tramway à Sea Cliff, là où vivaient Ansel et sa famille.

Dès que je le vis, je portai la main à ma bouche, saisie par une forte envie de pleurer. J’avais entendu dire que, vers la fin, la peau des malades devenait si foncée qu’on ne pouvait plus distinguer leurs origines. Celle d’Ansel était bleue ; il était recroquevillé dans un coin de son lit, fiévreux et affreusement malade. Je n’aurais jamais imaginé qu’une personne aussi vibrante de vie puisse se trouver si affaiblie. Lui qui avait toujours été vif et enjoué, que je n’avais jamais vu calme ou immobile, se trouvait dans un réel état de catatonie. Mais tel était le modus operandi de la grippe espagnole : c’étaient les jeunes gens en bonne santé qu’elle frappait le plus durement.

Imogen resta à son chevet pendant un long moment, à lui tenir la main et lui parler d’une voix apaisante. Il ne pouvait répondre aux questions les plus simples, son cerveau semblait détraqué. Je m’en voulus affreusement, mais je fus incapable de rester plus d’une minute dans sa chambre. Je retournai au salon où je tins compagnie à Mme Adams.

— Je crois que la maladie a atteint son cerveau, dit-elle, les yeux rivés sur la table. Il parle jusqu’à épuisement, puis se fige tel un gisant. La plupart du temps, je ne comprends pas un mot de ce qu’il dit, c’est un étrange tissu d’incohérences, mais on dirait qu’il supplie son père de l’emmener à Yosemite. Il est convaincu que le seul remède au monde capable de le guérir, ce sont les montagnes et l’air frais.

À cet instant, elle leva les yeux vers moi.

— Pensez-vous que l’on puisse parler de folie, mademoiselle ? me demanda-t-elle, les yeux brillants de larmes. Selon vous, mon garçon a-t-il perdu la tête ?

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