LE TEMPS DE L’ÉTOILE POLAIRE by Michel Onfray

LE TEMPS DE L’ÉTOILE POLAIRE by Michel Onfray

Auteur:Michel Onfray [Onfray, Michel]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
Éditeur: Robert Laffont


14.

Une partie mémorielle de nous-mêmes. J’ai eu l’enfance d’un petit garçon de campagne : un animal de compagnie, un petit chien bâtard nommé Frisette, plus tard un chat qui était l’animal de ma mère, un genre d’objet transitionnel dont j’enviais les caresses prodiguées par sa propriétaire et qui ailleurs faisaient défaut… Voilà pour l’animalerie domestique. Il y avait également l’animalerie sauvage, celle des vairons et des anguilles de la rivière de mon village natal, des grenouilles pêchées dans les mares alentour, puis mangées à la crème… À quoi il faut ajouter l’animalerie alimentaire, les lapins dans leurs clapiers, les poules et les coqs dans leur basse-cour. Parfois le dimanche, mes parents allaient chez des amis fermiers. Dans l’étable, je côtoyais les vaches et buvais sans l’aimer le fade lait mousseux tiède au sortir du pis. Tout cela s’accompagne de bruits et d’odeurs, de parfums et de moiteurs. Bouse de vache, urine de lapin, odeur acide de la crotte de poule, crottin des chevaux. Rien de gênant : la nature…

La mise à mort des animaux faisait partie des choses de la vie : nous étions malebranchistes sans le savoir, par tradition cartésienne, autrement dit, par filiation chrétienne, sous prétexte que les animaux n’ont pas d’âme, au contraire des hommes. Dès lors, comme le père oratorien bottait le derrière d’un chien en philosophant qu’il n’y avait là qu’assemblage de ressorts et rouages sans sentiments, les campagnards de mon enfance enfonçaient le couteau dans l’œil d’un lapin avant de le lui arracher pour le saigner ; ils coupaient le cou d’un canard qui pouvait, nonobstant la décapitation, continuer sa course affolée dans le pré ; ils sectionnaient la tête de l’anguille et tiraient avec une pince la peau préhistorique en la tenant avec un papier journal pour la dépouiller plus facilement pendant que, sans tête et sans peau, sans viscères et sans cerveau, elle continuait à onduler ; ils plongeaient la tête d’un pigeon dans un verre d’eau pour l’étouffer avant de l’ébouillanter pour le plumer ; ils jetaient contre les murs la portée de petits chats qui n’avaient pu être placés, sinon ils les enfermaient dans un sac, puis les abandonnaient à la rivière ; ils assommaient le cochon à la masse, le saignaient, mais, parfois, le coup n’avait pas fait son effet, alors l’animal s’échappait en hurlant dans la nature, puis se déchirait aux barbelés du champ ; etc.

Pourquoi n’aurait-on jamais réservé à Frisette le sort dévolu au lapin ? Faire au chien de compagnie ce qu’on imposait à l’animal destiné au civet était impensable… Même le paysan rompu aux brutalités de la ferme n’aurait pas consenti à tuer son chien pourtant traité… comme un chien ! Décharné, dépoilu, croûteux, galeux, le cou abîmé par une courte chaîne, la terre piétinée et morte à cause des sempiternelles allées et venues du désespoir, il n’aurait tout de même pas accepté le couteau sur la gorge ou la lame rentrée dans l’œil de son chien…

Car notre rapport aux animaux est réglé par une loi non écrite héritée du christianisme.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.