Le petit frère by Manuel Vázquez Montalbán

Le petit frère by Manuel Vázquez Montalbán

Auteur:Manuel Vázquez Montalbán [Montalbán, Manuel Vázquez]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier, Nouvelles
Publié: 1994-01-14T16:00:00+00:00


Ces années-là

Elle avait beau rester dans un coin de la galerie des glaces, entourée de ses dames d’honneur, c’était la seule femme qui valait la peine d’être regardée. Elle portait une robe de soie artificielle rouge, exigence de sa condition de porte-bannière d’une fibre nouvelle – fruit de l’inlassable effort de renouvellement de notre industrie textile – dont la proclamation serait suivie d’un défilé de mannequins parés de créations de la haute couture strictement nationale, appliquée à démontrer l’excellence sans limites du Sedal, nom béni du nouveau tissu. C’était justement le créateur du nom qui avait fait pression auprès du directeur du journal pour qu’un rédacteur interviewe ladite porte-bannière et écrive un compte rendu complet du gala du Sedal, défilé compris ; si l’idée répugnait au directeur – un quotidien syndicaliste ou national-syndicaliste, peu importe, n’avait aucune raison de cautionner une fête de la haute société –, le directeur de la publicité le persuada du caractère généreux du projet, et pour faire la synthèse de la répugnance et de la nécessité, on chargea de ce travail le dernier plouc de la rédaction. Je protestai vainement que je n’entendais rien aux modes. « Les journalistes doivent seulement voir, entendre et raconter », me répondit-on, et les frissons ne me lâchèrent plus jusqu’au moment où je la vis dans son coin, multipliée trois fois par les miroirs d’angle, l’âge exagéré par le tissu bouffant de sa robe et par sa couleur qui eût mieux passé chez une femme à la peau hâlée sur les ferry boats du Mississippi. On m’avait précisé que c’était la jeune comtesse de Sinarcas, un nom qui m’évoquait la nouvelle bonne société espagnole reconstruite par l’entremise des revues du cœur, juste dîme nationale à l’abondante extranéité que lesdites revues avaient introduite dans la capacité d’évasion et de rêverie de nos masses. Je l’avais vue quelquefois en photo, dans ces revues qu’on feuillette chez le coiffeur de mon quartier. La jeune comtesse de Sinarcas au bal des débutantes du Palais de Las Dueñas. La jeune comtesse de Sinarcas est une aquarelliste accomplie. La jeune comtesse de Sinarcas interprète Avant le petit déjeuner d’O’Neill dans les salons publics de la princesse de Tasmanie, devant une assistance enthousiasmée, dans laquelle on remarque la présence de madame Carmen Polo de Franco(8). Que la jeune comtesse de Sinarcas interprétât ce monologue d’O’Neill était symptomatique du fait qu’elle n’était pas pleinement intégrée dans la médiocrité de l’esprit de la classe dominante, et je menai mon approche selon une triple conduite, celle du professionnel regimbant qui doit réaliser une entrevue satisfaisante, celle du jeune révolutionnaire confronté à une adversaire de classe et celle de l’irrépressible dostoïevskien que je portais en moi, prêt à rédimer toutes les femmes capables de m’inspirer de la tendresse. Et elle m’en inspira car elle avait peur autant que moi, comme si elle flottait dans un titre, dans une robe et dans une situation trop grands pour elle, poussée par une complexité de pouvoirs qui l’obligeaient à débuter sur la scène



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