Le Lait de la terre by Alain Bertrand

Le Lait de la terre by Alain Bertrand

Auteur:Alain Bertrand
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Weyrich
Publié: 2014-11-15T00:00:00+00:00


12

LAIT NOIR

Le lait est blanc comme les nuages. On parle d’un nuage de lait lorsqu’on le verse dans le thé. Le café dilue le lait en même temps que le sucre. Sa noirceur varie selon qu’on est en Italie, en Russie ou en Ardenne. Côté paysan, on ne boit plus de café au lait depuis que la vache se répand dans la citerne à purin. Ce gaspillage remplace la pluie et blanchit la boue des champs. On pourrait croire que c’est une technique agricole, un nouveau sport, une façon de mécaniser le folklore à destination de la Commission européenne, mais il n’en est rien.

Cent mille tracteurs s’arrachent à la ligne de départ, libérant les gaz par le haut et le lait par le bas, depuis les citernes à purin. Le vainqueur de cette course à la mort obtient le droit de travailler pour rien, les autres, de verser le lait à l’égout, le dernier, de servir le café aux banquiers.

Le paysan est prodigue comme un enfant qui laisserait couler l’eau du robinet. La seule mission qu’on lui reconnaît, c’est de faire la course très vite sur son tracteur tout gros, tout vert, de tirer sur le pis des vaches comme d’autres tirent la sonnette des vieux, de jeter ses carottes aux lapins, de semer des petites graines qui dessineront les parcelles de blé ou de maïs. La récompense ? Le cacao laid, soit la citerne qui pisse son lait dans la poussière. Le paysan est le mineur de fond des temps modernes ; on lui interdira sous peu de nourrir sa famille. Généreux jusqu’au suicide, il donne du boulot au cameraman qui l’enferme dans la geôle de la TV, au concessionnaire qui lui vend ses machines agricoles, au marchand de grains qui lui monnaye ses semences, au contrôleur des contributions qui lui doit son salaire, au banquier qui le condamne à l’emprunt, à l’épicier qui prend des marges sur son beurre, au ministre qui mange à la cuiller son yoghourt au bifidus actif.

Charles se demande s’il est un métier plus noble que celui de paysan. Sa pensée glisse vers son grand-père, éleveur de bovins et de tabac.

Celui-là flairait la soupe de poireaux et le courage des journées sans fin.

Parce que le travail n’attend pas, ni le piétinement sourd des bêtes à l’étable, ni même la terre que fend la charrue !

Charles se souvient que le monde de son enfance répandait une odeur de lait frais. Les vaches cernées de mouches, le foin où se jeter avec une fille, les poules à nourrir comme des courtisanes, tout lui remonte à la conscience, par bouffées.

Le paysan moissonnait les vagues lentes et blondes, avant de tirer le lait qui se changeait en or au débouché de la centrifugeuse. Charles plongeait le doigt dans le beurre : c’était du miel légèrement salé, à s’en barbouiller la bouche et les tartines. Il éprouve encore la saveur du pain broyé au moulin et cuit sur la pierre, recueilli sur la langue comme un nuage de farine.

Paysan, l’univers existe ; ce n’est pas une feuille souillée de chiffres et de bureaucratie.



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