L'ardent royaume by Chessex

L'ardent royaume by Chessex

Auteur:Chessex
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Grasset


Moudon brûlait sous la lumière rouge du soir. Le crépuscule orange faisait étinceler la neige et les glaçons des toits brillaient comme des épéessanglantes. La ville paraissait figée dans cette splendeur : rues désertes, boutiques fermées pour les vacances, arbres givrés où des feuilles d'or rose étaient restées fixées, immobiles, luisant curieusement comme des lampes. Tout autour de l'église Saint-Etienne les choucas criaient dans les platanes de la place, on aurait dit qu'une colonie de damnés était revenue avertir les derniers errants de cette ville vide.

– Tu as téléphoné à ton étude? avait demandé Monna alors qu'ils passaient le pont de la Broye, et ils voyaient les truites immobiles dans l'eau déjà presque noire.

Il n'avait pas téléphoné. Il n'avait plus envie de penser à rien. De toute façon s'ils rentraient à Lausanne ce soir même, Monna et lui, il savait qu'il ne passerait pas à son bureau. Ils iraient rue de l'Ale, il s'assiérait sur le canapé et Monna s'ouvrirait comme une méduse. Ou ils regagneraient leur chambre de l'Hôtel Suisse, ils seraient troublés d'imaginer les couples qui les avaient précédés, ils écouteraient les bruits confus des chambres de l'étage, la rumeur du restaurant, les chats dans l'arrière-cour, les pas des attardés qui rôdent en quête d'une fille dans les rues basses de la Palud. Ces errances fascinaient Monna. Chaque fois qu'ils passaient rue de la Louve et qu'ils apercevaient une silhouette guetteuse devant une porte, elle le tirait par le bras, ils s'approchaient de la fille, ralentissaient leur allure, et Monna dévisageait la prostituée sous sa perruque blonde ou rousse. Puis elle se retournait vers Me Mange.

– Raymond, tu en as eu envie?

Il sentait qu'elle était attirée, elle en reparlait, elle y revenait.

– Tu sais, si tu en as envie, je ne suis pas jalouse. Tu veux essayer?

Me Mange ne répondait pas.

– Tu me raconteras, reprenait-elle.

– Elles ne sont pas très belles, disait Me Mange.

– Oh tu te trompes. Nous en avons repéré une ou deux qui sont vraiment pas mal du tout. La blonde, celle de tout à l'heure, a un beau corps. Tu es sûr que tu ne veux pas?

Pourquoi pensait-il aux peintures de Soutter, M' Mange, dans ces ruelles et cette ombre? A cause des silhouettes de ces putains saisies à contre-jour devant ces portes scellées de moisissures et de trous coupables comme les tableaux du peintre fou? A cause des rôdeurs furtifs dessinant leur ronde devant les réverbères? Ou les postures cambrées de ces femmes, seins hauts, manteau ouvert sur le ventre demi-nu, jambes nues dans des bottes fuselées, avaient-elles un rapport ironique avec les danseuses lubriques du peintre?

Me Mange s'amusait des manèges de Monna. Fascinée par le désir, maintenant elle le questionnait, elle le provoquait, et ses ruses la révélaient aussi exactement que ses aveux ou que les séances de pose. C'était ce qui l'avait troublée devant les photographies du docteur Berg, ce qui l'avait bouleversée dans les peintures de Soutter : bien que son image n'y fût aucunement comparable, c'étaitla même obsession qui avait suscité leurs scènes.



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