La Vie d'un homme inconnu by Andreï Makine

Auteur:Andreï Makine [Makine, Andreï]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 9782021015263
Google: DZiw_IIR2kEC
Éditeur: Seuil
Publié: 2011-03-19T23:00:00+00:00

Un soir, juste avant le spectacle, un des mousquetaires trébucha au seuil de sa loge et s’affaissa, gardant sur son visage grimé un sourire de surprise… Ce n’était pas la première mort dont Volski et Mila furent témoins ici, au théâtre, mais cette fois c’est eux qui transportèrent l’acteur au cimetière. Le chemin leur était connu et, en route, ils comprirent la vraie différence entre les spectacles joués ces jours-ci et la vie théâtrale d’avant guerre. À présent, ceux qui chantaient sur scène et ceux qui écoutaient dans la salle avaient en partage la mort. L’illusion scénique créée si près du néant devenait d’une vérité souveraine.

Cette vérité était encore plus vive aux concerts que les chanteurs donnaient en allant au front. Des plaines glacées labourées par les obus, des tréteaux de fortune posés sur des caisses d’artillerie et ces visages de soldats dont la plupart disparaîtraient dans les jours à venir. Il arrivait souvent à Volski et Mila de chanter des airs des Trois Mousquetaires, leur « avant-première », disaient-ils en souriant.

Ils n’auraient jamais cru que la ligne de défense était à ce point proche de Leningrad. Montés sur l’estrade, ils voyaient, à travers la grisaille du froid, l’oscillogramme figé des flèches et des dômes. Leurs voix semblaient alors s’élever comme un fragile écran entre cette ville et les positions ennemies. Ils rencontraient les regards des soldats, des hommes jeunes ou âgés, les uns gardant une certaine crânerie, d’autres éteints, vidés d’espoir. Les chants disaient le soleil et l’amour. Tandis que dans ces regards passait, par moments, la terrible fraternité des condamnés. Oui, l’acceptation de la mort mais aussi la folle certitude d’être plus que ce corps jeté sous les bombes.

Les chanteurs devenaient proie facile pour la mitraille d’un avion en piqué. Cependant c’est ici, au front, en partageant le repas avec les combattants, que Volski et Mila reprirent un peu leurs forces. Un soir, au théâtre, Volski avoua : « Grâce à leur popote, je pourrais jouer d’Artagnan d’un bout à l’autre… » Ils se souvenaient qu’au début, il leur fallait s’asseoir et souffler à la fin de chaque scène.

Il plaisantait en parlant de d’Artagnan, n’imaginant pas qu’un jour on pourrait lui confier ne fût-ce qu’un rôle secondaire. Pourtant, la distribution était décidée non plus par le metteur en scène mais par un personnage taciturne présent à chaque spectacle. Oui, la vieille avec sa faux dont les acteurs se moquaient pour ne pas perdre courage.

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