La tentation du théâtre by Ismène Toussaint

Auteur:Ismène Toussaint [Toussaint, Ismène]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782895858591
Éditeur: Les éditeurs réunis
Publié: 2016-09-20T04:00:00+00:00

10

Dès son retour à Saint-Boniface, Gabrielle renoua les liens de tendre complicité qui l’avaient toujours unie à sa mère. Enchantée d’avoir récupéré sa petite dernière sous son toit, celle-ci ne cessait de la gâter, notamment en lui confectionnant ses gâteaux préférés : les beignes, le blanc-manger, le pouding chômeur, les pets de sœur et les grands-pères dans le sirop d’érable. Cependant, malgré l’argent que ses enfants lui envoyaient plus ou moins régulièrement depuis son veuvage et le revenu que lui rapportaient les travaux dans lesquels elle s’échinait – lessives, ménages, couture et gardes d’enfants –, la pauvre Mélina se demandait chaque jour combien de temps encore elle allait pouvoir conserver sa maison de la rue Deschambault. Déjà, les peintures extérieures de la belle grande demeure en bois peinte en jaune s’écaillaient, devant, les mauvaises herbes avaient envahi les parterres de fleurs que Léon Roy entretenait naguère avec tant d’amour, et derrière, le jardin planté de pommiers et de cerisiers menaçait de se transformer en friche.

Insouciante des difficultés qui accablaient sa mère, Gabrielle avait repris rapidement possession de son univers : la galerie, rythmée de colonnettes blanches, sur laquelle elle lisait et se balançait dans une chaise berceuse ; le salon, où trônait le piano auquel elle n’avait pas touché depuis son départ pour Cardinal ; et surtout sa chambre, dans le petit grenier à la lucarne ouvrant sur le champ marécageux où, un soir de l’été précédent, le chant inspirant des grenouilles l’avait confortée dans sa vocation d’écrivaine. Joint à la liberté que lui procuraient ses vacances, le calme qui y régnait se révélait un allié précieux pour rédiger son journal et pour écrire dans le nouveau cahier – à couverture verte, cette fois – qu’elle venait de s’acheter.

De ce perchoir, son imagination s’envolait presque toujours vers les plaines auxquelles elle s’était encore plus attachée depuis son séjour à Cardinal, et où elle avait l’impression d’avoir laissé une partie d’elle-même. Peu disposée à raconter l’histoire de sa famille paternelle ou celle de ses frères et sœurs, qui l’intéressait nettement moins que l’épopée des Landry, elle avait décidé de s’essayer à de nouveaux genres littéraires. Ainsi, dans le courant du mois de juillet, entama-t-elle une série d’articles fondés sur son observation des fermiers du sud-ouest de la province et sur les conversations qu’elle avait entendu les villageois échanger dans le magasin général des Chastel. Puis elle s’amusa à recréer quelques dialogues et saynètes champêtres empreints de l’humour de son oncle Excide. Enfin, comme la fiction demeurait son domaine de prédilection, elle inventa une légende indienne dont l’héroïne ressemblait à s’y méprendre à Tala la Louve, la mère de son ancien cavalier.

Lorsque les pages demeuraient obstinément blanches ou au contraire, étaient remplies en nombre satisfaisant, Gabrielle traversait les champs qui prolongeaient la rue Deschambault pour aller s’asseoir sur la berge de la sinueuse rivière Seine. Là, elle restait des heures à rêvasser au centre du cercle de petits chênes noirs et rabougris auxquels elle se confiait et racontait des histoires lorsqu’elle était petite.

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