La petite fille du réverbère by Calixthe Beyala

La petite fille du réverbère by Calixthe Beyala

Auteur:Calixthe Beyala [Beyala, Calixthe]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 9782226232069
Google: zMd4dWfkUgkC
Éditeur: J'ai Lu
Publié: 2012-11-05T20:12:52+00:00


III

Fluctuat nec mergitur

Les jours suivants, je m’ouvris à mon père fantasmagorique comme on s’ouvre à un livre. En classe ou dans la rue, je vivais au milieu des gens, mais séparée d’eux. Je les entendais, sans comprendre, je voyais les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes, sans distinguer leurs visages. Je me sentais isolée, perdue comme jetée par-dessus bord en pleine mer.

J’épousais les cadences de mon père ; je prêtais oreille à sa voix rauque ; j’occupais mes battements de cœur à ces instants ou il me prenait dans ses bras, m’asseyait sur ses genoux. Les yeux dans les yeux, il me parlait sa bouche près de ma bouche, me suppliait de lui pardonner, moi le chassant: « Je ne veux plus de toi, tu m’as abandonnée ! » Il me berçait avec ces mots: « Je t’aime. » Je marchandais ceci, vendais cela, un baiser furtif sur la joue, un sourire ou tout simplement le plaisir de partager une glace. Je me le représentais physiquement à partir des photos que je voyais dans les magazines. Tantôt il était grand, vêtu d’un costume gris. Son teint clair éclipsait le soleil et ses lèvres minces étaient toujours prêtes à sourire. Quelquefois il devenait noir, musculeux, capable de combattre une armée à mains nues. L’incohérence de mes fabrications ne m’apparaissait pas comme une évidence. Seul importait le voyage et, bon gré mal gré, je succombais aux charmes de mon propre imaginaire.

Un soir, à la fin des cours, sous prétexte de balayer la classe, Maître d’École me demanda de rester. Je donnai à peine un coup de serpillière que Maître d’École toussa dans mon dos.

– Tu es bien jeune pour rêvasser, me dit-il.

– J’ai onze ans.

Il se tut, et son regard se perdit au loin, de l’autre côté de la rue où des femmes multicolorées scintillaient comme des milliers de fleurs dans leurs jolis boubous, leurs magnifiques colliers, leurs boucles d’oreilles, toutes ces ingénieuses inventions destinées à séduire les hommes.

– Les femmes ne pensent qu’à ça, dit-il. Moi qui avais mis tant d’espoir en toi !

– Il y a des exceptions, Maître, dis-je. Je ne vous ai pas déçu.

Puis j’ajoutai en moi-même: « Je t’aime. Qu’est-ce que tu dis de ça, hein ? »

– Alors à quoi penses-tu ? Je vois bien que tu as la tête dans les nuages depuis quelque temps.

– À rien, mentis-je.

Il me regarda comme si j’étonnais son œil:

– Je l’espère.

Maria-Magdalena-des-Saints-Amours entra, entourée d’un halo d’amour. Elle s’était faite belle pour Maître d’École, prête à s’offrir et à se faire désirer de nouveau, son corps déjà donné, déjà utilisé.

– Qu’est-ce que tu veux ? demanda Maître d’École, anxieux.

– Vous parler, Maître.

Maître d’École regarda sa montre, hésita:

– Je n’ai pas le temps ce soir. Ma femme m’attend.

Déjà il rassemblait ses affaires. Maria-Magdalena-des-Saints-Amours le regarda et ses yeux étincelèrent de haine. Elle crevait de le saisir par les cheveux, de le jeter par terre, de le piétiner, de l’écraser ! Mais sa situation de maîtresse ne lui permit rien.



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