La France sentimentale by Jean Giraudoux

La France sentimentale by Jean Giraudoux

Auteur:Jean Giraudoux [Giraudoux, Jean]
La langue: fra
Format: epub, mobi
Tags: Nouvelles
Éditeur: Bibliothèque numérique romande
Publié: 2016-12-16T05:00:00+00:00


MIRAGE DE BESSINES

Vous avez je ne sais quoi dans les yeux, dit Bellita à Rémy Grand qui faisait son portrait. J’ai l’impression que vous ne me voyez plus.

— Alors arrêtons-nous, dit Rémy.

Bellita adorait poser. Les séances de pose étaient les seules occasions qu’elle eût, dans sa vie agitée, d’observer un de ses semblables. Les seules personnes dont elle eût vraiment suivi deux ou trois heures de suite leur existence sur cette terre, dans leurs soupirs, leurs exigences physiques, leur humeur, sous cette lumière blanche d’atelier qui ne les rendait jamais dissemblables à elles-mêmes, c’étaient les peintres. Comment et pourquoi un homme fume et ne fume pas, s’adoucit et s’irrite, dit un gros mot, comment le désir ou l’indifférence s’installe et grandit en lui, les peintres seuls l’avaient appris à Bellita. Si elle se trompait parfois sur les hommes, c’est qu’il en était parmi eux qui ne l’avaient pas peinte. Parfaitement immobile dans la pose la plus instable, évitant de battre des paupières, même quand on dessinait son pied, se pressant aussi instamment contre l’esprit du peintre que jadis contre la neige, quand, fillette étendue, elle voulait qu’il y eût un nez, des yeux, des sourcils à son empreinte, dotant d’une apathie et d’une insensibilité locales la part d’elle que l’on peignait, toute enluminée intérieurement de ces couleurs pures que le peintre, hélas, mélangeait sur la toile, elle ne perdait pas un geste de ces hommes bizarres qui, pour créer, ont besoin, les paysagistes de devenir eux-mêmes un paysage, les portraitistes d’être vus, et elle savait reconnaître en quelques minutes s’ils aimaient leur famille, s’ils étaient gourmands, frivoles, et quelle maladie passagère ou mortelle les tenait. Rémy aujourd’hui devait souffrir des yeux. Comme à la dernière séance d’ailleurs. Elle tira de son sac un collyre.

— C’est de l’infatuation, dit Rémy. Un collyre à ceux qui vous ont regardée !

Mais elle le força à s’asseoir, et versa sur ses yeux en eau limpide ce qui d’eux allait ressortir, à la prochaine pose, en vermillon et en jaune de chrome. Rémy s’essuya les yeux, se tamponna de son mouchoir. Il n’avait pas pleuré depuis longtemps. Les larmes qui donnent la vue avaient glissé le long de ses joues. En souriant, il constatait sur soi les traces d’un profond désespoir. Puis il aida Bellita à mettre son renard, le visage ainsi défait, comme si c’était une séparation éternelle et qu’il l’aimât. Bellita le regardait en souriant, elle aussi, car les marques même fausses d’un grand chagrin sont chères aux femmes.

Quand elle fut partie, il se lava à la hâte les yeux, les sécha, et devint tout triste.

Depuis plusieurs semaines, une obsession s’acharnait sur lui. Il y avait un mois bientôt qu’il s’était brusquement réveillé un peu avant l’aurore. Le coup du navire sur l’écueil. À l’angoisse ressentie, il avait cru avoir touché, dans son sommeil, un des points douloureux de sa vie. Il attendit quelques secondes, le cœur incertain et serré, se demandant dans les bras de quelle femme, près du lit de mort de quel camarade, le rêve venait de l’abandonner.



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