La classe de rhéto by Antoine Compagnon

La classe de rhéto by Antoine Compagnon

Auteur:Antoine Compagnon
La langue: fra
Format: epub
ISBN: EPUB9782072479748-52035
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2012-09-14T16:00:00+00:00


Ô Vierge, il n'était pas le pire du troupeau.

Il n'avait qu'un défaut dans sa jeune cuirasse.

Mais la mort qui nous piste et nous suit à la trace

A passé par ce trou qu'il s'est fait dans la peau.

Le grand Crep's me rejoignit : « Fais pas cette gueule d'enterrement ! Tu n'as donc toujours pas appris à réagir ? » me dit-il en grondant. J'aurais bien voulu, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. « Tiens, poursuivit-il, je t'ai rapporté un cadeau. » Et il me tendit un livre de poche défraîchi qu'il avait ramassé dans le train entre Lyon et Paris. Je contemplai la couverture : Les Merveilleux Nuages, de Françoise Sagan. Je me mis à rigoler. Je ne savais pas grand-chose, mais j'étais sûr que Sagan, ce n'était pas de la grande littérature. (Vingt ans après, lorsque je me suis retrouvé sur le plateau d'« Apostrophes » en face d'elle et qu'elle me dit, si je me souviens bien, que je lui semblais un peu jeune pour avoir écrit le petit récit qu'elle venait de lire, je me rappelai le cadeau improvisé du grand Crep's et je me repris à rire intérieurement.) J'avais lu Bonjour tristesse à Washington ; j'en avais même appris par cœur les premières pages, pour faire le pitre. Le grand Crep's ne savait pas ce qu'était la littérature. À moins qu'il n'eût pensé au poème auquel le titre de Sagan faisait référence — avec son « extraordinaire étranger », sans famille, sans patrie, sans amis, rêvant de beauté et d'infini —, mais il était peu probable que Le Spleen de Paris lui fût jamais tombé entre les mains. Baudelaire ne faisait pas partie de sa culture, ni rien d'autre. À Strasbourg, le matin même, j'avais été tenté de me faire la belle. C'était ça : il avait deviné mon projet de fugue.

Je me dis que j'aurais dû moi aussi lui offrir quelque chose, mais je n'y avais pas songé. Confus, je saisis au fond de ma poche le cadeau du vainqueur du Fezzan et je le lui tendis : « Tiens, une bille d'agate. — Une bite d'attaque, comme dirait Wolff », repartit le grand Crep's du tac au tac. Nous étions bien sur la même longueur d'onde. « C'est l'une de mes plus belles billes, un trésor d'enfance », ajoutai-je sans sourciller. L'épisode, surtout mon mensonge spontané et inexpliqué, m'égaya pour le reste du voyage.

Deux distractions rendirent mon existence moins monotone au bahut, après les vacances de Noël. La première fut l'affaire Ben Barka, qui me passionna. Elle avait éclaté à l'automne, sans éveiller mon attention ni celle de la plupart des Français, alors accaparés par la campagne présidentielle. Même si le ballottage de décembre m'avait laissé assez indifférent, l'actualité pouvait prendre possession de moi. Périodiquement, un événement me semblait « faire époque » ; j'avais l'impression de vivre un moment historique et je voulais en pénétrer tous les détails. Je me rendais bien compte que c'était aussi une manière de ne pas



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