K by Roberto Calasso

K by Roberto Calasso

Auteur:Roberto Calasso [Calasso, Roberto]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 2013-10-16T17:00:00+00:00


IX

MOUCHOIRS DE FEMMES

L’appareil — « un appareil singulier », dit avec une complaisance affectueuse l’officier chargé de le faire fonctionner — est encaissé dans la terre, dans une petite vallée sablonneuse et ensoleillée de la colonie pénitentiaire. On y respire un « maudit, mauvais air tropical ». Autour de l’appareil, quatre hommes : l’officier ; un condamné enchaîné, qui donne les signes d’un dévouement abruti dans l’attente d’être allongé sur la machine ; un soldat, qui doit surveiller le condamné ; un voyageur (non pas un simple touriste, mais un hôte d’honneur dont on dit qu’il est un « grand savant »). Dans cette sévère scène masculine — militaire, pénitentiaire, coloniale — entre un seul élément féminin : « deux délicats mouchoirs de femmes » que l’officier a comprimés entre le col de l’uniforme et son cou brûlé et moite. L’uniforme est lourd pour le climat tropical, remarque tout de suite le voyageur. Et il s’attire ainsi une déclaration de principe de la part de l’officier : certes, ces uniformes sont lourds, « mais ils signifient la patrie ; et nous ne voulons pas perdre la patrie ». Les délicats mouchoirs de femmes servent alors à atténuer les souffrances auxquelles s’expose l’officier, dans un climat qui pourrait, sinon, lui faire « perdre la patrie ».

Près de l’appareil il y a un « tas de chaises cannées », comme dans un café-concert abandonné. L’une d’elles est offerte au voyageur pour qu’il puisse assister confortablement à l’exécution. En même temps, l’officier continue à expliquer implacablement, en français, le fonctionnement de la machine. Le voyageur cache péniblement une certaine indifférence et intervient à un moment avec une petite phrase idiote qui devrait rassurer quant à la vivacité de son attention : « L’homme est donc étendu là. » En disant ces mots, le voyageur croise les jambes et s’appuie sur le dossier de la chaise cannée. Maintenant il est prêt à regarder.

À travers les paroles de l’officier se dessine, puissante, la figure du « vieux commandant ». On lui doit entièrement la conception de la machine. Et c’est une œuvre totale. Le voyageur demande une confirmation : « Alors a-t-il tout réuni en lui ? Était-il soldat, juge, constructeur, chimiste, dessinateur ? » « Certainement », répond l’officier, avec fierté. Le vieux commandant apparaît de plus en plus comme l’un de ces titans qui ont fleuri au XIXe siècle et qui abattaient toutes les barrières. Ils étaient des génies professionnels et voulaient agir sur l’humanité comme sur un clavier docile. Avec sa machine, le vieux commandant était parvenu à réaliser la plus profonde aspiration gnoséologique de son époque, celle que Hebbel décrivit une fois dans ses Journaux : « En des jours comme celui-ci, on se sent comme si la plume trempait directement dans le sang et le cerveau, au lieu de l’encre. » Le cours du monde avait le même objectif, mais en éliminant le « comme si », le dernier obstacle. Toute connaissance médiate — à travers le son de la parole, à travers l’esprit insaisissable — était une diminution, une atténuation.



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