En arrière by Marcel Aymé

En arrière by Marcel Aymé

Auteur:Marcel Aymé [Aymé, Marcel]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


CONTE DU MILIEU

La maison close allait fermer ses portes pour toujours et, dans quelques heures, ses persiennes s’ouvriraient toutes grandes, trahissant le mystère qui avait ému si longtemps l’imagination des adolescents et des ménagères du quartier. Le dernier client venait de franchir la porte grillée, sous le gros numéro de la lanterne rouge dont la lueur pâlissait dans une aube encore mélangée. Assise au comptoir-caisse, Madame regardait avec une tendresse désespérée le cher troupeau des pensionnaires rassemblées dans un coin de l’estaminet, où elles parlaient à voix basse en attendant le moment des adieux. Plusieurs d’entre elles avaient les yeux rouges, d’autres frissonnaient, glacées jusqu’au cœur par l’affreuse agonie de la maison.

M. Jean, avec le calme dont il ne se départait jamais, entra dans la salle et, d’un geste lent, plein de grandeur, déposa son casse-tête sur le comptoir. S’étant tourné vers Madame, ils échangèrent un regard d’une poignante douceur. Les pensionnaires considéraient avec émotion ce couple exemplaire parvenu aux plus hautes destinées et qu’une loi inhumaine dépossédait de tout ce qui avait été sa fierté et sa raison de vivre.

Après leur avoir adressé des paroles d’adieu et de remerciement, M. Jean les retint à prendre une coupe de champagne et, attention délicate, recommanda de ne pas se laisser aller à la tristesse des derniers instants. On fit marcher le piqueupe et on dansa quelques danses, à vrai dire sans beaucoup d’entrain. Quand le champagne eut coulé, les petites se mirent à chanter, chacune à son tour, de jolies chansons pleines de verdure et de sentiment, qui furent écoutées avec plaisir. En dernier lieu, Liliane se fit entendre dans Le Temps des Cerises, et les pensionnaires demandèrent ensuite à Madame de vouloir bien leur chanter quelque chose. Avec une grande énergie, Madame se défendit d’en rien faire. Il est vrai qu’elle avait une voix d’homme, accordée à sa forte carrure, voix rauque et grinçante. Comme on la pressait affectueusement, elle maintint son refus, mais promit de raconter une histoire. Crachant alors son mégot sur le plancher et avalant un coup de champagne, elle commença ainsi :

— Il y avait à Paris, dans le quartier de la Porte-Saint-Martin, un ogre tout ce qu’il y a de méchant, qui mangeait les personnes du sexe d’entre quatorze et vingt-cinq ans. À le voir, comme ça, ni grand ni petit, plutôt trapu et gras du ventre, avec la figure de tout le monde, vous n’auriez jamais dit un ogre, sauf peut-être cette manière qu’il avait à chaque instant de passer sa langue sur sa moustache, mais quand même, allez supposer ! Cet homme-là, un nommé Chalvignac Ernest, tenait un tout petit café, grand comme pas seulement mon mouchoir, qui s’appelait « Café de la Belle Jeunesse ». Et ça disait bien ce que ça voulait dire, sans en avoir l’air. Qui venait dans son établissement, il y avait des uns et des autres, et des unes aussi. Lui, son affaire, c’était les unes, et pas toujours pour les manger, porté qu’il était comme pas un sur la chose de vous savez quoi.



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