Dur, dur by Banana Yoshimoto

Auteur:Banana Yoshimoto [Yoshimoto, Banana]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 2743608579
Éditeur: Rivages
Publié: 2019-03-12T23:00:00+00:00

6

Encore un rêve

J’ai fait un rêve qui avait le relief de la réalité.

Mais s’agissait-il d’un rêve, ou d’une simple réminiscence ? En tout cas, j’avais l’impression d’avoir déjà vécu cela dans le passé. C’était un rêve étonnamment court.

Je me trouvais dans l’appartement de Chizuru, celui qui a brûlé depuis.

Je distinguais les moindres détails, même les taches là-haut, sur le plafond.

Je voyais aussi reluire l’évier en inox de la cuisine, impeccablement lustré.

Au-dehors, les nappes de brouillard étaient si épaisses qu’elles semblaient vouloir pénétrer dans la pièce.

Le ciel était éclairé de lueurs vagues, et le bruit des voitures, assourdi, me parvenait à peine.

À l’étage au-dessus, dans la salle de bains, mes voisins, comme si leur nombreuse progéniture ne leur suffisait pas, s’ébattaient bruyamment pour fabriquer un énième môme.

Je m’écriais : « C’est pas fini, ce raffut ? C’est l’heure de dormir ! »

Je feuilletais distraitement une revue.

À l’époque, je buvais plus que de raison : ce soir-là, lentement mais sûrement, j’avais presque vidé un magnum de saké, et j’étais dans un état d’ivresse avancée.

« Et si on écoutait un peu de musique ? »

Chizuru, qui ne dormait pas la nuit, était toujours ravie quand elle me voyait garder vaillamment les yeux ouverts jusqu’à l’aube.

Elle avait l’air heureuse. Comme une enfant.

Elle a sorti au hasard un disque compact. Elle l’a mis assez fort, mais le son paraissait feutré lui aussi, comme si le brouillard l’absorbait.

Nullement découragés par la musique, les voisins du dessus s’activaient de plus en plus, ponctuant leurs ébats tantôt du bruit retentissant d’une cuvette renversée, tantôt de clapotis, et même parfois de discussions sur l’éducation des enfants. Ils faisaient ça toutes fenêtres ouvertes, apparemment. On se serait vraiment cru aux premières loges.

Je m’exclamais : « Ça alors, quelle santé ! »

À mes yeux brouillés par l’ivresse, Chizuru paraissait transparente. Mais peut-être était-ce plutôt à cause du brouillard, ou de son teint diaphane, ou de sa nature ? Et je me disais que je ne resterais sans doute pas des années avec elle.

Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé qu’un être qui ne dort pas la nuit et qui ne mange presque rien ne pouvait pas vivre bien longtemps.

« Mais moi, je ne déteste pas ça », a dit Chizuru.

Et tendant l’oreille à la fois à la musique et aux bruits qui venaient du haut, elle a ri.

« Les bruits que font les gens me rassurent. On dirait qu’ils jouent au papa et à la maman.

— Justement, tu ne trouves pas qu’ils font un peu trop “papa-maman” ? Si au moins ils mettaient un peu la pédale douce…

— Mais non, pas du tout ! La nuit ils prennent leur bain ensemble, ils discutent de choses et d’autres, ils se frottent le dos mutuellement, et ça finit par leur donner des idées… Et tous les bruits qu’ils font sont pleins de douceur et de vie. »

Chizuru a ri de nouveau.

Mais ce qui me semblait bien plus intéressant, c’était sa silhouette à la fenêtre, sur fond de brouillard et de phares de voitures. On aurait dit qu’elle allait se volatiliser.

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