Croisade sans croix by Arthur Koestler

Auteur:Arthur Koestler
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2015-07-10T04:00:00+00:00

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Sonia lui avait demandé des détails, eh bien il lui en avait donné.

Les gens pensaient à la Terreur en termes politiques et abstraits, ou bien à la façon idéalisée des peintres qui représentent le martyre des saints. Ils ne pensaient pas en termes de chair vivante. Ils parlaient noblement de courage et de foi, alors que le Christ lui-même avait oublié l’une et l’autre, quand, dans la détresse de la chair, il s’était écrié que Dieu l’avait abandonné. Ils parlaient de la souffrance comme des curés pudiques du sacrement de l’amour. Ils étaient effarouchés par la volupté de la chair et ils ignoraient la détresse de la chair. Ils adoraient un héros abstrait qui défiait la torture et la mort, et ils n’avaient aucune idée de la condition de l’homme, de la tragédie intime de son effort pour garder le contrôle de ses muscles, de ses nerfs et de ses entrailles. Mais ceux qui avaient fait de la Terreur une science connaissaient tout cela. Les inquisiteurs connaissaient tout cela, et aussi les hommes en noir. Ils savaient qu’à un certain degré de douleur physique, quoi qu’il pût se passer dans la tête de la victime, d’autres parties de son organisme échappaient à son contrôle : l’estomac rejetait ce qu’il contenait, les glandes lacrymales débordaient, les cordes vocales se mettaient à vibrer toutes seules, les intestins s’ouvraient, le sphincter se relâchait. Ils connaissaient ces détails et comptaient sur leur effet, sur l’humiliation mortelle d’hommes réduits à un état d’enfance impuissante qui sapait leur orgueil et leur volonté de résistance.

Car la chair était rusée ; elle voulait survivre, d’une volonté qui lui était propre, et, dans une crise, elle ne pouvait survivre qu’en se tournant contre l’esprit, en s’en moquant et en le ridiculisant, pour prouver que sa résistance était vaine. Les inquisiteurs savaient que leur véritable allié n’était pas dans l’esprit de la victime mais dans sa chair.

Tandis que les hommes en noir exploitaient scientifiquement les ruses de la chair, leurs adversaires n’avaient pas la même éducation dans l’art de vaincre leurs nerfs, leurs glandes et leurs tissus rebelles. Ils étaient abandonnés à eux-mêmes pour inventer d’étranges et honteux stratagèmes dont, s’ils survivaient, ils ne parleraient jamais.

Mais Sonia lui avait demandé des détails ; eh bien il lui en donnait… On l’avait torturé pendant quatre jours de suite. Le premier jour, on s’était arrêté après son second évanouissement. Il se rendit compte ainsi que son seul espoir était de diminuer sa puissance de résistance physique de façon, la fois suivante, à perdre conscience avant que la chair eût échappé au contrôle de l’esprit. Il se concentra en un terrible effort pour affaiblir son corps en lui refusant nourriture et sommeil et en le soumettant au plaisir solitaire afin d’épuiser le peu de forces qui lui restaient. Étendu sur le sol de ciment de sa cellule, voguant sur une mer de souffrances, haletant, il s’efforçait de tirer de sa chair les dernières misérables étincelles de volupté qu’elle recélait. Il crut pendant longtemps

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