Contes sur le suicide by Maupassant Guy de

Contes sur le suicide by Maupassant Guy de

Auteur:Maupassant, Guy de [Maupassant, Guy de]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature française
Éditeur: Allia
Publié: 2015-01-05T23:00:00+00:00


III

QUAND les assiettes furent pleines, le rôdeur se mit à avaler sa soupe avidement par cuillerées rapides. L’abbé n’avait plus faim, et il humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette.

Tout à coup il demanda :

“Comment vous appelez-vous ?”

L’homme rit, satisfait d’apaiser sa faim.

“Père inconnu, dit-il, pas d’autre nom de famille que celui de ma mère que vous n’aurez probablement pas encore oublié. J’ai, par contre, deux prénoms qui ne me vont guère, entre parenthèses, Philippe-Auguste.”

L’abbé pâlit et demanda, la gorge serrée :

“Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms ?”

Le vagabond haussa les épaules.

“Vous devez bien le deviner. Après vous avoir quitté, maman a voulu faire croire à votre rival que j’étais à lui, et il l’a cru à peu près jusqu’à mon âge de quinze ans. Mais, à ce moment-là, j’ai commencé à vous ressembler trop. Et il m’a renié, la canaille. On m’avait donc donné ses deux prénoms, Philippe-Auguste ; et si j’avais eu la chance de ne ressembler à personne ou d’être simplement le fils d’un troisième larron qui ne se serait pas montré, je m’appellerais aujourd’hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte du même nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé : “Pas de veine.”

– Comment savez-vous tout cela ?

– Parce qu’il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes explications, allez. Ah ! c’est ça qui vous apprend la vie.”

Quelque chose de plus pénible et de plus tenaillant que tout ce qu’il avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le prêtre. C’était en lui une sorte d’étouffement qui commençait, qui allait grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des choses qu’il entendait, que de la façon dont elles étaient dites et de la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui, entre son fils et lui, il commençait à sentir à présent ce cloaque des saletés morales qui sont, pour certaines âmes, de mortels poisons. C’était son fils cela ? Il ne pouvait encore le croire. Il voulait toutes les preuves, toutes ; tout apprendre, tout entendre, tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois : “Oh ! mon Dieu, secourez-moi.”

Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda :

“On ne mange donc plus, l’abbé ?”

Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un bâtiment annexé, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son curé, il la prévenait de ses besoins par quelques coups donnés sur un gong chinois suspendu près du mur, derrière lui.

Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque ronde de métal. Un son faible d’abord, s’en échappa, puis grandit, s’accentua, vibrant, aigu, suraigu, déchirant, horrible plainte du cuivre frappé.

La bonne apparut. Elle avait une figure crispée et elle jetait des regards furieux sur le maoufatan comme si elle eût pressenti, avec son instinct de chien fidèle, le drame abattu sur son maître.



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