Avers by J. M. G. Le Clézio

Avers by J. M. G. Le Clézio

Auteur:J. M. G. Le Clézio [Clézio, J. M. G. Le]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 2023-01-16T11:50:27+00:00


Connaissez-vous la fantôme du métro ? Elle n’est pas indifférente. Elle est peut-être la première personne humaine dans ce quartier, dans ces couloirs. La jeune fille aux cheveux noirs l’a repérée depuis quelque temps. Peut-être que dans la solitude on ne voit pas les mêmes choses que les autres. Elle en parle à tous les gens qu’elle rencontre, comme si c’était la personne la plus importante du quartier. Mais ceux qui l’ont vue ne savent rien d’elle, rien que ce qu’on peut imaginer. Ils disent que c’est une pauvre folle, dont la vie s’est arrêtée un jour de mai 1958, quand son fiancé Vincent a été tué pendant la guerre, en Algérie, dans un défilé des Aurès, d’une rafale de fusil-mitrailleur. Ils disent qu’elle s’appelle Gabrielle, ou Ophélie, qu’elle est russe ou polonaise, qu’elle est riche, qu’elle possède des banques, des comptoirs, des hôtels, et qu’elle vit quelque part dans un beau quartier, au dernier étage d’une tour, avec ses domestiques et ses chats. Ils disent que son fiancé était un élève des Beaux-Arts, et c’est pourquoi elle rôde toujours dans les mêmes couloirs de métro, entre le pont Saint-Michel et le jardin de Babylone.

Elle est là, chaque soir, un peu avant la fin du jour, au crépuscule. Elle marche dans les couloirs, elle monte et elle descend les escaliers, parfois elle prend une rame au hasard, voyage jusqu’à la station suivante, revient en arrière. Elle est grande et maigre, elle est sans doute vieille, bien qu’il soit impossible de lui donner un âge. Elle est pâle, son visage est régulier, l’arcade des sourcils empêchant de distinguer avec netteté la couleur de ses yeux, mais certains disent qu’elle a les yeux verts, d’autres, gris acier. Elle cache ses cheveux sous un grand foulard. C’est sa robe surtout qui étonne : une robe assez longue, qui s’évase un peu au-dessous des genoux, faite dans une matière légère, irréelle, un voile de couleur claire, tantôt bleu pâle, tantôt gris, parfois beige ou jaune. Toujours dans des couleurs tendres. Sa robe semble fuyante comme elle, immatérielle comme elle, venue d’une autre époque, une robe pour aller danser le tango ou le be-bop, une robe pour une fête fleurie dans les jardins, au printemps, à la lumière des lucioles. D’ailleurs, elle porte en toute saison les mêmes chaussures, des espadrilles blanches à semelles de corde attachées par des lacets autour de ses chevilles.

Elle ne s’arrête jamais. Elle est tout le temps en train de marcher, de courir, ou plutôt de glisser, elle est si légère qu’on ne voit même pas le mouvement de ses jambes. Elle semble flotter au-dessus de la chaussée, sans bruit, comme si elle avançait sur les pointes. Elle est là un instant, et l’instant d’après elle a disparu, si vite qu’on peut même douter de l’avoir vue. Tard dans la nuit, elle est encore dans les couloirs, elle s’aventure jusqu’à Montparnasse, ou bien sur les quais du RER du côté du musée d’Orsay. Elle ne va jamais au-delà. C’est comme si une frontière invisible la retenait.



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