À l'ombre des mots by Patrick Taisne Nguyên

Auteur:Patrick Taisne Nguyên [Nguyên, Patrick Taisne]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Ella Éditions
Publié: 2022-06-21T22:00:00+00:00

Mes parents ont failli en mourir de chagrin et de désespoir. Et puis, une nuit où ils cherchaient le réconfort dans les bras l’un de l’autre, ils m’ont créée dans un amour plus fort que le destin qui leur avait été méchamment imposé.

Le Bataclan

« Dans les mois qui ont suivi ce 13 novembre, la sidération passée, beaucoup d’entre nous, les survivants, ont changé de vie. Certains ont divorcé ou cherché un nouvel emploi. J’en connais même qui ont été pris d’une frénésie sexuelle, acceptant brutalement de coucher à la première rencontre avec n’importe qui, ou presque. Ce comportement n’est pas sans rappeler celui des New-Yorkais après le 11 septembre. De même, pendant la Seconde Guerre mondiale, les soldats alliés, des deux sexes et de toutes nationalités, qui étaient cantonnés en Angleterre agissaient déjà de cette manière. La mort qui rôde génère ce type de comportement, le risque stimulant la sécrétion d’adrénaline. Lorsque j’étais allongée sous les corps dans la salle du Bataclan, je me suis dit : Tu vas mourir et tu n’as pas vécu la vie que tu désirais… J’ai réussi à m’échapper, grâce à un jeune type que j’ai suivi sans réfléchir. Nous sommes passés entre les mailles du filet mortel qui se refermait. En fuyant, j’ai quand même eu le temps d’apercevoir des gens blessés qui agonisaient, et puis ces salauds qui les finissaient à l’arme blanche. Tout d’un coup, sans vraiment y croire, nous étions à l’extérieur, recueillis presque sans ménagement par les forces de police. Nous venions de retrouver la vraie vie. Le lendemain, j’ai appris que Claire faisait partie des victimes. Elle était mon attachée de presse. J’étais venue avec elle à ce concert. Je l’avais longuement cherchée en vain parmi ceux qui, comme moi, avaient pu fuir. La première chose que j’ai faite par la suite, c’est de me séparer de Fred. J’ai demandé le divorce d’avec ce mari avec qui je m’emmerdais depuis quatre ans. J’avais stupidement voulu rentrer dans le rang. Notre couple était factice, irréel, sans joie et sans plaisir. En quelque sorte, le Bataclan m’a sauvée d’une vie insipide. Puisque la mort n’a pas voulu de moi, je me suis fait une belle vie toute neuve… Je ne dis pas que j’y suis totalement heureuse, mais j’y suis trop occupée à y faire des choses que j’aime pour me poser vraiment la question. Mon psy m’a demandé si j’éprouvais de la culpabilité à m’être enfin construite à partir d’un tel événement dramatique où tant de gens avaient péri… Je lui ai répondu que non et j’ai cessé de le voir — elle soupire. Quel con, vraiment ! »

Assise sur le canapé, elle semble exténuée par sa longue tirade, comme happée par ce terrible passé. J’ai, comme tout le monde ici, entendu parler de ces horribles attentats commis à Paris et dont nous n’arrivons pas à comprendre la réelle motivation. Mais là, tout devient subitement concret. J’ai une des survivantes devant moi. Une vie a été miraculeusement prolongée parce que la mort a dédaigné la faucher.

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