14 by Jean Echenoz

14 by Jean Echenoz

Auteur:Jean Echenoz [Echenoz, Jean]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature française
ISBN: 9782707324566
Google: ZAecAprV7tkC
Éditeur: Minuit
Publié: 2012-10-02T22:00:00+00:00


10

De fait, Anthime s’est adapté. Ne se fût-il pas adapté, d’ailleurs, eût-il montré du mal à supporter les choses et voulu le faire savoir, la censure du courrier n’aidait pas trop à ce qu’on se plaignît. Oui, Anthime s’est plutôt vite fait aux travaux quotidiens de nettoyage, de terrassement, de chargement et de transport de matériaux, aux séjours en tranchée, aux relèves nocturnes et aux jours de repos. Ceux-ci n’en avaient d’ailleurs que le nom, consistant en exercices, instruction, manœuvres, vaccins anti-typhoïdiques, douches quand tout allait bien, défilés, prises d’armes et cérémonies – remise d’une croix de guerre inventée depuis six mois ou par exemple, ces derniers jours dans la section, citation décernée à un sergent-major pour sa constance au front malgré ses rhumatismes. Anthime s’est également habitué aux déplacements, aux changements de tenue et surtout aux autres.

Les autres étaient, pour l’essentiel mais pas seulement, des paysans, ouvriers agricoles, artisans ou façonniers de base, population plutôt prolétarienne où ceux qui savaient lire, écrire et compter comme Anthime Sèze n’étaient pas en majorité, pouvant servir dès lors à rédiger le courrier des camarades et leur lire celui qu’ils recevaient. Les nouvelles arrivées étaient ensuite transmises à qui voulait entendre, ce dont Anthime s’est abstenu en apprenant la mort de Charles, ne s’en ouvrant qu’à Bossis, Arcenel et Padioleau – ces quatre se débrouillant au demeurant toujours, nonobstant les mouvements de troupes, pour n’être jamais trop loin les uns des autres.

Quant aux changements de tenue, c’est au printemps qu’on a touché de nouvelles capotes bleu clair, seyantes sous le soleil revenu, le pantalon rouge trop criard ayant quant à lui presque disparu, soit qu’on le recouvrît d’une salopette bleue, soit qu’on le remplaçât par un pantalon de velours. Côté accessoires défensifs, on avait d’abord reçu des cervelières, calottes en acier qui vous enveloppaient le crâne et qu’on devait porter sous la basane du képi, puis quelques semaines plus tard, en mai, signe qu’une innovation technique peu réjouissante se profilait, ont été distribuées des protections individuelles – bâillons et lunettes en mica – contre les gaz de combat pendant qu’on bivouaquait dans un pré.

Inconfortable et qui glissait tout le temps, sans parler des migraines provoquées, la cervelière n’a pas connu un franc succès : on a de plus en plus omis de la porter, ne l’utilisant bientôt qu’à des fins culinaires, pour se faire cuire un œuf ou comme assiette à soupe d’appoint. C’est dans les premiers jours de septembre, après les Ardennes et la Somme, lorsque la compagnie d’Anthime s’est déplacée vers la Champagne, qu’on a remplacé cette calotte par un casque censé protéger l’homme plus sérieusement, mais dont les modèles initiaux étaient peints en bleu brillant. Quand on les a coiffés, on s’est d’abord bien amusés de ne plus se reconnaître tant ils étaient couvrants. Quand ça n’a plus fait rire personne et qu’il est apparu que les reflets du soleil produisaient sur ce bleu d’attrayantes cibles, on les a enduits de boue comme on avait fait l’an passé pour les gamelles.



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