Zabor by Kamel Daoud

Zabor by Kamel Daoud

Auteur:Kamel Daoud
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Éditions Actes Sud
Publié: 2017-06-27T12:38:30+00:00


20

Je commençais à hurler au réveil, vers l’aube. L’œil révulsé par la vue d’un monstre qui avait pris la forme de tous les objets de la pénombre autour de moi devenus durs, cornus, me perçant la peau, hurlant leur étrangeté. Serré contre les seins de Hadjer, je suais en tremblant, habité par un esprit saccageur. “Frappé par le mauvais œil !”, conclut d’abord Hadjer avant de désespérer de toutes les explications quand mes crises prirent de l’ampleur et m’empêchèrent même de poursuivre ma scolarité. Je devais lui offrir le spectacle de la possession, salivant avec ma voix de mouton détestable, désignant les choses avec un index tremblant, tordant les mots, entremêlant la langue de l’école à la sienne déformée. Ah, le beau spectacle ! Elle devait pleurer de dépit et de rage sur les on-dit qui n’allaient pas manquer de se répandre et qui rappelleraient le sort de son père Hbib.

Monsieur Safi, mon maître d’école, vint me voir au bout d’une semaine mais déclara que cela le dépassait. Il conseilla à mon père, qui l’accompagnait, d’aller consulter l’imam, plus indiqué pour ce genre de trouble. On me lava, on me couvrit, et on invita courtoisement El Hadj Senoussi à venir me voir chez nous. Jeune à cette époque mais déjà amusé par le spectacle du monde, il répondit avec gentillesse à la sollicitation et vint prendre un thé dans la chambre même où j’étais allongé. Il me caressa les cheveux, récita des versets entiers, pour conclure, sans le dire, que je souffrais d’être abandonné plutôt que d’être habité. Mon histoire familiale était connue comme un film dans le village. Il m’examina avec complicité et intelligence, me sourit, puis me chuchota que le Prophète, avant de recevoir la révélation, avait vécu presque la même chose que moi et que c’était donc Dieu qui m’avait choisi. Avec un clin d’œil et des bonbons qu’il glissa sous mon oreiller. Cela me rassura, à vrai dire, et aurait pu me pousser à reprendre le dessus sur mes peurs, mais d’instinct je compris à mon tour que mes crises m’assuraient un public et de l’affection. Sournois comme peuvent l’être les enfants intelligents, je résolus d’en travailler le spectacle et les cycles. Soudain, cette fragilité qui vidait mes bras et me donnait une démarche désordonnée dans la rue venait à avoir du sens, et un sens redouté.

J’avais sept ans à l’époque, j’étais en troisième année à l’école et mon enfance particulière, mes tares et mes désordres étaient devenus une mauvaise légende qui m’avait mis en quarantaine, heureuse parfois. D’un coup, je me retrouvais au centre de mon monde, et il suffisait d’un gémissement pour réordonner toutes les attentions des voisines, proches de ma tribu, lointaines tantes venues à la fois par compassion et pour savourer des vengeances à peine dissimulées. La maison fut remplie pour un temps d’encens, d’œufs offerts, de miel, de noms de marabouts, et sous mon oreiller on empila des pièces de monnaie. Bien sûr, j’aimais cette sorte de fausse convalescence, même si j’en éprouvais de la honte, comme lorsque je trouvais au matin mon lit mouillé.



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