Sept histoires qui reviennent de loin by Rufin Jean-Christophe

Sept histoires qui reviennent de loin by Rufin Jean-Christophe

Auteur:Rufin, Jean-Christophe [Rufin, Jean-Christophe]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française
Éditeur: Bibliothèque d'Onega - lien privé -
Publié: 2011-07-09T06:36:25+00:00


Nuit de garde

— C'est pour un mort, chuchote la voix dans le vestibule.

— Eh bien ! glisse-le sous la porte.

Quelle heure peut-il être ? Une lueur bleutée passe sous les rideaux déchirés : le réverbère qui fait face à ma chambre s'obstine à l'éclairer. En tout cas, l'aube n'est pas encore là. Les draps autour de moi sont moites. Les draps... Un mot bien solennel pour désigner les simples alèses de l'Assistance publique, cuites et recuites dans des buanderies infernales. Elles servent selon les jours à garnir le lit des malades ou à couvrir les tables de nos salles de garde. Leur blancheur fait encore mieux ressortir les traces de sang et de vin qui, pour avoir résisté aux détergents, sont appelées par les infirmières des taches propres.

— Je te le passe, dit la voix.

Et en effet, dans l'interstice qui sépare la porte du plancher, je vois glisser deux feuilles chiffonnées. Pieds nus, enroulé dans une couverture rêche, je vais jusqu'à la porte, je me baisse et ramasse les documents.

— Sais-tu s'il est bien mort, au moins ? dis-je en bâillant.

Ma main, en même temps, palpe la blouse jetée sur un fauteuil et cherche un stylo dans la poche.

— Plutôt trois fois qu'une, ricane Justin, le garçon de salle, de l'autre côté de la porte.

Mais je sais bien, moi, qu'il fait le signe de croix en silence. Les Antillais n'aiment guère plaisanter à propos de la mort. Ils craignent un mauvais sort. Et Justin a de bonnes raisons d'avoir peur. Après tout, en acceptant de me laisser signer ces papiers sans que je me déplace, il prend un risque et partage ma faute. De part et d'autre de la porte, ce petit secret nous lie.

Les feuilles sont maintenant étalées sur la table et je les ai lissées pour les défroisser. Leur surface est légèrement glacée. La pointe bille dérape tandis que je commence à remplir les cases fatidiques du « billet de salle ». Les malades qui entrent à l'hôpital sont pourvus de ce passeport qui les dispose à tous les voyages, y compris le dernier, et consacre leur abandon des frivolités de ce monde : une case recueille le compte de leurs effets personnels et des quelques valeurs (argent, montre, bijoux) dont ils se sont dépouillés. Reste un nom, parfois une profession, et surtout un parcours de service en service qui les amène tantôt vers la lumière et la guérison, tantôt, comme disaient les Anciens, vers le funeste port.

« Ce jeudi 3 novembre, trace ma main, à... »

— Quelle heure était-il exactement quand il est mort ?

Justin bredouille de l'autre côté de la porte : — Tu sais ce que c'est, dit-il, gêné, on s'en est rendu compte au changement d'équipe.

L'état civil du patient indique « né en 1898 ». Je comprends : un grand vieillard qui ne devait guère bouger et ne manifestait sa vie que par des gémissements au moment des soins. Il n'est pas rare dans ces cas-là qu'on découvre la mort tardivement, quand une nouvelle équipe arrive et fait sa tournée.



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