Moi, la Révolution by Daniel Bensaid

Auteur:Daniel Bensaid [Bensaid, Daniel]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Don Quichotte
Publié: 2017-11-14T23:00:00+00:00

Tu ne m’as pas surprise. Je n’ai jamais imaginé que tu puisses t’arracher à ton sens de l’État. Il y a trop longtemps que tu vis en concubinage organisé avec la République. Avec moi, il n’y a que des coups de cœur sans partage. Je ne connais guère d’amants qui m’aient ignorée jeune et découverte quinquagénaire. Les démons de midi ne sont pas pour moi. On m’aime à vingt ans, avec plus ou moins de persévérance et de fidélité, ou jamais. Ce temps perdu ne se retrouve pas. On ne remonte pas le cours des passions manquées.

Je n’ai jamais imaginé que tu ferais du changement un chambardement. J’ai seulement eu la curiosité de voir si tu oserais un petit pied de nez à l’histoire ; si tu te laisserais, ne fût-ce qu’un moment, tenter par l’appel de l’aventure ; si tu aurais, le temps d’une partie, l’audace du joueur. Juste ce qu’il faut pour marquer un passage, laisser une trace plus nette et plus profonde, plus lisible d’ici à mon troisième centenaire, que celles d’un Sadi Carnot, d’un Fallières ou d’un Loubet.

C’est en cela et dans cette stricte limite que tu m’as déçue : tu n’as même pas eu cette fantaisie.

En toute connaissance de cause, en toute raison raisonnante et raisonnable, en toute tradition étatique et républicaine, tu as choisi la voie de Turgot et de Roland, celle de Barre et du Riquiqui.

En économie aussi, tu es thermidorien.

Rien d’étonnant, puisque l’économie marche avec tout le reste.

Mesures-tu mieux, à présent, l’incongruité de ce bicentenaire ? En mesures-tu la félonie abyssale ?

De ma victoire défaite, vous ne célébrez plus que ma défaite ! Normal : elle est votre victoire à l’usure, du fond du court. Une victoire de l’érosion sur l’événement. De l’usage sur les principes. De l’aplatissement sur les rébellions. Une consécration des transfuges.

Un sacre de Fouché, régicide du bout des lèvres, calotin déchristianisateur, babouviste en coulisse, premier flic de l’Empire, duc d’Otrante et restaurateur de Louis XVIII.

Ton sacre ?

En tout cas, ce n’est pas moi qui te couronnerai.

J’étais partie, ivre d’un rêve héroïque et brutal, pour conquérir l’Europe par l’exemple, non par les armes ; pour abolir l’esclavage, pour accomplir une mission d’émancipation universelle. Vous m’avez réduite à cette dérisoire figure de géométrie hexagonale.

Je m’étais mise en marche pour la libération de l’humanité, « l’éducation égale » et la « subsistance assurée »… Vous m’avez ligotée et pliée aux horizons bornés d’une bourgeoisie calculatrice et cynique.

Je cherchais l’intérêt général, je voulais réaliser le droit naturel à l’existence, à l’égalité, au bonheur. Vous m’avez sacrifiée au déchaînement de l’intérêt privé et à la mécanique du marché.

Oui, j’ai osé imaginer l’abolition de la propriété et le dépérissement de l’État, parce qu’ils étaient, l’un et l’autre, la substance et la forme du particulier. J’ai osé, avec Fichte, concevoir l’extinction d’un appareil séparé et spécialisé, devenu inutile. Si les moyens convenables avaient été réellement choisis, l’humanité se rapprocherait peu à peu de son grand but ; chacun de ses membres deviendrait de plus en plus libre, et les moyens dont les buts seraient atteints n’auraient plus d’usage.

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