L'usage du monde by Nicolas Bouvier

L'usage du monde by Nicolas Bouvier

Auteur:Nicolas Bouvier [Bouvier, Nicolas]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Récit de voyage
Éditeur: Payot
Publié: 1962-12-31T23:00:00+00:00


Moussa, son copain Saïdi le fort en thème, Younous – le fils d’un mollah turcoman – et le Kütchük toujours sur leurs talons, portant le parapluie. Drôle de bande ! Depuis les vacances, ils étaient sans cesse fourrés chez nous, à faire les bourdons, rire pour des bêtises, à s’étouffer en fumant nos cigarettes, à demander qu’on corrige leur anglais, ou qu’on leur joue des tangos, en mineur exclusivement. Saïdi les copiait même soigneusement sur son cahier à musique pour les chantonner dans Pahlevi sur le passage des femmes, les yeux fermés – « ta -ra-ra-râaaa » avec une espèce de ton de nez qui le transportait. Je me demandais comment il imaginait l’Espagne. Il calligraphiait les titres en deux couleurs avec des fautes qui faisaient plaisir : « Avant de mourir » était ainsi devenu « Avant de mûrir ».

— Mûrir, c’est bien de circonstance, lui disait Thierry, mais ça fait un peu poire.

Avant notre départ, Saïdi voulut à tout prix nous avoir un soir chez lui, avec nos instruments. Modeste bicoque de fonctionnaires besogneux qui avaient tué le veau gras, déroulé leurs tapis et abandonné leur meilleure chambre à cette équipe pour récompenser les bonnes notes de leur fils. Vodka au citron, melon blanc, mouton rôti, disques du chanteur Bulbul sur un vieux gramophone. L’alcool leur montait à la tête et il nous fallut jouer, dix fois au moins, le plus lugubre de notre répertoire. C’était une fameuse soirée, pleine de vin lourd, de nourritures fortes et de chaleur du cœur. Lorsqu’on quitta la pièce surchauffée par les lampes à pétrole, le Kütchük dormait sur le tapis, recouvert d’un manteau. Les autres, excités, débraillés, du rouge aux joues et le bonnet de travers, se défiaient dans un concours de rots.

Petit âne debout dans un coin de la cour enneigée. En la traversant, nous aperçûmes la mère, lourde ombre couleur de nuit, qui lui apportait les côtes de pastèque que nous avions curées jusqu’à l’écorce. On la remercia : c’était bon, c’était gai, son fils était un brave gars. Elle nous souhaita bonne route d’une voix enrouée et nous adressa son beau regard foutu. Puis elle remonta vers la chambre où Saïdi et sa bande menaient un train d’enfer. Au ciel, les étoiles étaient troubles et la lune baignait. Nous n’avions pourtant presque rien bu. Alors, le printemps ?



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