Les producteurs by Antoine Bello

Auteur:Antoine Bello [Bello, Antoine]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782070147854
Éditeur: Gallimard
Publié: 2015-02-19T23:00:00+00:00

6

Vargas nous congédia vers vingt heures, prétextant qu’il devait retrouver ses clients pour le dîner. Avec la quantité d’alcool qu’il avait ingurgitée, je doutais qu’il justifie ses honoraires ce soir-là.

Je proposai à Lena de marcher vers le port. Nous connaissions bien Hong Kong tous les deux pour y avoir effectué plusieurs missions lors de notre passage aux Opérations spéciales. J’y avais séjourné trois semaines en 2000, à l’époque où le CFR cherchait à développer le rugby à sept en Asie. Lena, elle, y avait fait régulièrement escale en rentrant du Timor-Oriental.

Le protocole eût voulu que nous prissions contact avec le directeur du centre de Hong Kong, qui se serait fait un devoir, sinon un plaisir, de nous inviter à dîner. Mais outre que je tenais l’intéressé pour un abominable raseur, je préférais profiter de cette occasion de passer du temps en tête à tête avec Lena.

— Tu connais ce boui-boui ? dit-elle en indiquant une échoppe bondée où les dîneurs mangeaient debout. Ils ont le meilleur tofu fermenté de la péninsule.

— Euh, je n’ai pas encore très faim, dis-je, soucieux d’éviter une nouvelle bacchanale végétarienne.

— Pas de problème. J’ai d’autres adresses.

Sortaient-elles toutes d’un guide de gastronomie macrobiotique, voilà ce que j’aurais aimé savoir.

— Et si nous faisions une croisière sur la baie ? lançai-je.

— Tu crois ? répondit Lena en cachant bien son enthousiasme. Ce n’est pas un piège à touristes ?

— Mais non ! Surtout pas à cette période de l’année.

— Combien de temps ça dure ?

— Deux ou trois heures. Nous dînerons à bord.

— Tu penses qu’ils auront une option végétarienne ?

— J’en suis sûr.

Sur le port, une dizaine de rabatteurs rivalisaient d’ingéniosité pour attirer les rares vacanciers. Nous tombâmes entre les pattes d’un vieillard fripé comme une tortue et coiffé d’une casquette blanche qui avait développé une technique imparable. Là où ses confrères débitaient mécaniquement leur article, lui prenait la mesure de ses interlocuteurs et leur servait les réponses qu’ils avaient envie d’entendre.

— Vous avez un menu végétarien ? demanda Lena.

— Bien sûr, répondit la Tortue en plissant les yeux. Quoi vous aimez ?

— Dim sums, poêlée de légumes, nouilles…

— Homard, ajoutai-je.

— Nous avoir tout ça.

— Combien de temps dure la croisière ? s’enquit Lena.

— Quand vous voulez rentrer ?

— Avant vingt-trois heures, je suppose.

— Pas de problème.

— Il ne fait pas un peu brumeux ? demandai-je en scrutant l’horizon.

— La brume se lèvera, répondit sentencieusement la Tortue.

Je me tournai vers Lena. À défaut d’être emballée, elle semblait prête à remettre son sort entre mes mains, au moins pour ce soir.

— Banco ! m’écriai-je.

— Première ou deuxième classe ? Je recommande première classe.

— Va pour première, dis-je en sortant mon portefeuille. D’où partons-nous ?

— Suivez-moi.

Il nous conduisit à l’autre bout du port au pas de charge. Les rabatteurs que nous croisions, prenant notre indifférence pour une posture de négociation, nous offraient des remises de plus en plus généreuses. La Tortue, souveraine, ne prenait même pas la peine de les disperser. Seul comptait l’argent et l’argent était dans sa poche.

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