Les Deux Corps du roi by Ernst Kantorowicz

Auteur:Ernst Kantorowicz [Kantorowicz, Ernst]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2020-06-12T14:38:03+00:00

Il est donc évident que la potentialité spécifique de l’humanitas est une potentialité, ou capacité, de l’intellect. Et parce que cette potentialité ne peut pas entièrement et simultanément (tota simul) être réduite à l’actualisation par un seul homme, ou par une des communautés en particulier, la race humaine est nécessairement un composé de beaucoup (multitudo) à travers lesquels la potentialité entière peut devenir réalité.

Et Dante ajoutait qu’Averroès, dans son commentaire du De anima aristotélicien, admettait cette doctrine54. En d’autres termes, seul l’ensemble du corps incorporé de l’humanité pouvait réaliser ce que ni l’individu ni un corps incorporé particulier ne pouvaient réussir : permettre à toutes les potentialités de l’intellect humain de se réaliser semper et simul, « pour tous les temps » (« pour l’éternité ») et « toutes en même temps »55. Donc, concluait Dante, la monarchie mondiale était nécessaire pour assurer la réalisation perpétuelle de l’ensemble de l’humanitas, quantitativement et qualitativement. Il avait la vision d’un immense collectif politique, dont les potentialités intellectuelles étaient, grâce aux quatre vertus cardinales, guidées vers la perfection par le philosophe-monarque — certes une personnalité un peu vague et énigmatique, mais indéniablement destinée à être le miroir des virtutes politicae, un homme possédant tout et ne désirant rien et, par conséquent, perpétuellement capable de symboliser la Justice ainsi que les autres vertus56.

Il est indispensable de clarifier au moins un autre point. À proprement parler, Dante ne disait pas qu’un homme individuel ne pouvait certainement pas atteindre sa propre perfection ou sa réalisation personnelle. Cette hypothèse aurait été en conflit avec les enseignements de l’Église ; elle aurait été réfutée par Dante lui-même et, tacitement, par son pèlerinage aux paradis terrestre et céleste, et elle aurait peut-être même été démentie par le personnage du monarque universel de Dante57. Ce que Dante dit vraiment, c’est que la totalité de la connaissance humaine, la totalité de ce par quoi l’homme devenait Homme ou, en bref, la totalité de l’humanitas, ne pouvait être réalisée que par un effort collectif du corps incorporé de l’humanité. Le fait que cette perfection de la totalité humaine était une tâche désirable, et même nécessaire, est un autre problème. Il est possible, peut-être, de déduire clairement l’intention de Dante d’une strophe de la Comédie :

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