L'envers et l'endroit by Albert Camus

L'envers et l'endroit by Albert Camus

Auteur:Albert Camus [Camus, Albert]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature moderne
Publié: 2011-06-29T16:54:07+00:00


L’envers et l’endroit. (1958)

LA MORT

DANS L’ME

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J’arrivai à Prague à six heures du soir. Tout de suite, je portai mes bagages à la consigne. J’avais encore deux heures pour chercher un hôtel. Et je me sentais gonflé d’un étrange sentiment de liberté parce que mes deux valises ne pesaient plus à mes bras. Je sortis de la gare, marchai le long de jardins et me trouvai soudain jeté en pleine avenue Wenceslas, bouillonnante de monde à cette heure. Autour de moi, un million d’êtres qui avaient vécu jusque-là et de leur existence rien n’avait transpiré pour moi. Ils vivaient. J’étais à des milliers de kilomètres du pays familier. Je ne comprenais pas leur langage. Tous marchaient vite. Et me dépassant, tous se détachaient de moi. Je perdis pied.

J’avais peu d’argent. De quoi vivre six jours. Mais, au bout de ce temps, on devait me rejoindre. Pourtant, l’inquiétude me vint aussi à ce sujet. Je me mis donc à la recherche d’un hôtel modeste. J’étais dans la ville neuve et tous ceux qui m’apparaissaient éclataient de lumières, de rires et de femmes. J’allai plus vite. Quelque chose dans ma course précipitée ressemblant déjà à une fuite. Vers huit heures pourtant, fatigué, j’arrivai dans la vieille ville. Là, un hôtel d’apparence modeste, à petite entrée, me séduisit. J’entre. Je fais ma fiche, prends ma clef. J’ai la chambre nº 34, au troisième étage. J’ouvre la porte et me trouve dans une pièce très luxueuse. Je cherche l’indication d’un prix : il est deux fois plus élevé que je ne pensais. La question d’argent devient épineuse. Je ne peux plus vivre que pauvrement dans cette grande ville. L’inquiétude, encore indifférenciée tout à l’heure, se précise. Je suis mal à l’aise. Je me sens creux et vide. Un moment de lucidité pourtant : on m’a toujours attribué, à tort ou à raison, la plus grande indifférence à l’égard des questions d’argent. Que vient faire ici cette stupide appréhension ? Mais, déjà, l’esprit marche. Il faut manger, marcher à nouveau et chercher le restaurant modeste. Je ne dois pas dépenser plus de dix couronnes à chacun de mes repas. De tous les restaurants que je vois, le moins cher est aussi le moins accueillant. Je passe et repasse. À l’intérieur, on finit par prendre garde à mon manège : il faut entrer. C’est un caveau assez sombre, peint de fresques prétentieuses. Le publie est assez mêlé. Quelques filles, dans un coin, fument et parlent avec gravité. Des hommes mangent, la plupart sans âge et sans couleur. Le garçon, un colosse au smoking graisseux, avance vers moi une énorme tête sans expression. Vite, au hasard, j’indique sur le menu, incompréhensible pour moi, un plat. Mais il paraît que ça vaut une explication. Et le garçon m’interroge en tchèque. Je réponds avec le peu d’allemand que je sais. Il ignore l’allemand. Je m’énerve. Lui appelle une des filles qui s’avance avec une pose classique, main gauche sur la hanche, cigarette dans la

droite et sourire mouillé.



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