L'Autre Rive Du Bosphore by Theresa Revay

Auteur:Theresa Revay [Revay, Theresa]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Belfond
Publié: 2014-08-30T16:00:00+00:00

Selim Bey marchait de long en large derrière les grilles du palais de Yıldız. Il était près de cinq heures de l’après-midi, un vent humide lui glaçait les os et il tirait nerveusement sur une cigarette.

Quelques jours auparavant, Louis Gardelle lui avait confié que son commandement militaire avait reçu un télégramme du ministère français des Affaires étrangères conseillant la prudence et préconisant de retarder la démonstration de force britannique. Il avait ajouté que la France voyait d’un mauvais œil que les Anglais cherchent à imposer au pays la même emprise qu’en Égypte et à détruire l’influence française en Orient. Néanmoins, ces derniers avaient réussi à forcer la main aux Français et aux Italiens. Comme toujours, se dit-il, exaspéré. Selon les dernières rumeurs, les hauts commissaires alliés allaient décréter l’état de siège et édicter des mesures sévères à l’encontre des fauteurs de troubles. La situation était extrêmement préoccupante. En voyant approcher une voiture, Selim écrasa son mégot avec la pointe de sa chaussure.

Hüseyin Rauf Bey, l’ancien ministre de la Marine, fut le premier des trois députés à émerger du véhicule. Sanglé dans un costume croisé qui soulignait sa carrure, ce militaire s’était rallié très tôt à Mustafa Kemal, mais il continuait à honorer le padichah, ce qui le rendait sympathique aux yeux de Selim.

— Je suis atterré, dit le jeune diplomate, alors qu’ils se hâtaient vers le salon où les attendait le sultan.

— C’est une agression intolérable contre la libre souveraineté de la nation ottomane, renchérit avec gravité Hüseyin Rauf Bey. Mais depuis la signature du Pacte national, nous sommes résolus à défendre l’indivisibilité de notre territoire ancestral.

— Croyez-vous vraiment que ce soit encore possible ? s’affola Selim.

Le député se contenta de le fixer de ses yeux sombres où s’était glissée une lueur de dédain. Selim ressentit une chaleur désagréable dans la nuque. Il revoyait le regard de son père. Aussitôt, toutes ses insuffisances ressurgirent. Contrairement au député, il ne possédait pas une conviction profonde en sa destinée, ce feu sacré qui habite les héros et les saints. À croire que le sang de ses ancêtres brigands qui avaient écumé les hauts plateaux de l’Anatolie trois siècles auparavant s’était tristement étiolé. Son père ne le lui avait jamais pardonné. Il lui arrivait de penser que sa mère, elle aussi, le regrettait.

Ils furent introduits dans le salon où se tenait Mehmet VI, les épaules courbées sous une redingote grise, le nez saillant dans son long visage émacié. Les députés s’inclinèrent profondément devant le souverain, qui cachait mal sa nervosité. Une subite averse vint noyer les arbres du parc sous un déluge. Alors que la pluie crépitait rageusement contre les vitres, Selim eut un goût amer dans la bouche.

L’image du padichah tentant de convaincre les députés de ne pas mécontenter les occupants par une attitude trop frondeuse lui parut soudain affligeante. Où étaient passés le prestige, le faste, la puissance de ces empereurs aux origines asiatiques qui avaient fait trembler les Occidentaux jusque sous les murailles de Vienne ? Des splendeurs d’antan, il

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