L'Arbre du pays Toraja by Claudel Philippe

L'Arbre du pays Toraja by Claudel Philippe

Auteur:Claudel, Philippe [Claudel, Philippe]
La langue: fra
Format: epub
Tags: C
Éditeur: Stock
Publié: 2015-08-14T22:00:00+00:00


XIII

L’enterrement d’Eugène ne ressemblait pas à un enterrement, plutôt à une fête triste. Ses cinq enfants étaient là. Ninon, Marcel, Toine, Paule, Ludo. Classés par âge, et qui se tenaient côte à côte, leur mère respective chacune dans leur dos. Le plus petit pleurait, pas de chagrin mais parce qu’on refusait de le laisser courir dans les allées.

Le mois de février s’achevait, et le matin même il avait encore gelé. Le cimetière paraissait avoir été préparé par un technicien des effets spéciaux. Le givre sur les haies, le scintillement des perles de glace sur les branches basses des arbres : tout était magnifique et tout paraissait faux. Un cimetière de cinéma ou de conte de fées.

Beaucoup de visages m’étaient inconnus. J’ai souvent constaté cela lors des enterrements : le mort semble avoir eu plusieurs vies distinctes, qui ont mené leur cours, sans se mêler. On se croit souvent seul à fréquenter les autres, à vivre des instants avec eux, à les connaître. Leur disparition nous met face à leur multiplicité. Il y avait plusieurs Eugène. Il convient alors de ne pas être jaloux ni possessif. L’absence nous place sur un pied d’égalité. Elle nous dépossède pareillement.

J’étais un peu loin de ce que nous pourrions appeler la scène. J’entendais mal. J’étais arrivé en retard. J’avais préféré prendre le métro plutôt qu’un taxi, pour être certain d’être à l’heure, mais le trafic était ralenti. Accident grave de voyageur. Qui donc avait choisi de se suicider le jour de l’enterrement d’Eugène ? J’ai couru. Je suis arrivé à bout de souffle. J’ai pensé à Godard, qu’Eugène avait rêvé de produire. Il était même allé faire le siège de sa maison à Rolle, en Suisse, sans succès. Il avait juste pu l’apercevoir derrière un rideau, un gros cigare aux lèvres, avec sa tête de vieux hibou à lunettes, qui observait l’intrus. Godard n’avait pas daigné répondre aux coups de sonnette. Pire, il avait dû avertir la police puisqu’Eugène avait vu arriver deux voitures remplies d’uniformes. Il avait passé quelques heures à être interrogé très civilement dans un commissariat de Genève. On avait fini par le libérer en lui faisant promettre de ne plus venir embêter Monsieur Godard. La mésaventure n’avait pas empêché Eugène pendant des années de m’emmener en pèlerinage rue Campagne-Première, là où Belmondo meurt sous les balles de Daniel Boulanger. La cérémonie avait commencé. J’ai mis du temps à calmer mon cœur.

Je viens d’écrire cette dernière phrase il y a quelques minutes. Je me suis arrêté de taper sur le clavier, pour la relire plusieurs fois. Les mots parfois se doublent d’un sens que nous ne voulions pas leur donner, et qui pourtant s’impose comme plus important que ce que nous pensions initialement leur faire dire. J’ai mis du temps à calmer mon cœur. Je voulais bien entendu parler des battements accélérés après ma course au sortir de la bouche de métro, mais c’est l’étendue de la peine que les mots ont dessinée. Ce sont eux qui ont raison bien sûr.

Ninon a



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