L'île des gauchers by Alexandre Jardin

L'île des gauchers by Alexandre Jardin

Auteur:Alexandre Jardin [Jardin, Alexandre]
La langue: fra
Format: epub
Tags: AMOUR
Publié: 1995-11-15T14:09:15.227000+00:00


15

Lord Cigogne entra dans Port-Espérance à la tombée de la nuit ; les réverbères de la cité pionnière s’allumaient un à un. Le long de l’avenue Musset il y avait du monde, des chapeaux australiens avec des Gauchers en dessous qui se prélassaient aux terrasses des grands cafés élégants. Des cavaliers défilaient, des stockmen de l’intérieur des terres, des chariots aussi, une cohue de carrioles. On eût dit une population de western éprise de galanterie française, placée par erreur dans un décor colonial d’Océanie. On sentait dans l’air tiède une expectative, une tension qui n’était plus celle du Carême gaucher, faite de légèreté, de cajoleries piquantes, de sensualité badine ; cette soirée était la dernière avant que l’interdit ne fût levé. Encore quelques heures et les corps seraient à nouveau libres de retrouver une intimité sensuelle, de fêter leurs retrouvailles.

Cigogne laissa son tilbury dans une rue adjacente à l’avenue Musset et, avec le sentiment d’être libre, descendit la grande artère, au milieu des robes, des épaules nues des femmes, des couples qui promenaient leur insouciance. Que Jeremy fût vêtu de blanc ne passait pas inaperçu ; deux femmes croisèrent son regard. L’une baissa les yeux pour les mieux relever avec cet air de trouble fugitif qui signifie qu’on vous a distingué. L’autre s’essaya à lui sourire, par en dessous ; mais ces échanges furent moins marqués que pendant le Carême. Le temps n’était plus aux joutes désinvoltes ; minuit approchait.

Jeremy n’avait pas le cœur à plaire, pas plus qu’à déplaire. Il goûtait simplement le plaisir qu’il y a à se sentir affranchi des mille obligations qui ligotent un homme de trente-huit ans, à barboter dans cet état où tout était possible, comme à vingt ans ; mais le fait de ne les plus avoir lui faisait apprécier davantage encore l’illusion de cette liberté. En se baladant en blanc, il avait l’impression de faire à nouveau rouler les dés de son sort. Tout pouvait arriver. Un signe du destin suffirait à faire de lui un chercheur d’or, un trafiquant de perles ou un voleur de femmes.

La houle des passants le poussa peu à peu vers le café Colette. Assoiffé, il choisit une table, commanda ce qu’il buvait à l’approche de ses vingt ans : du cidre, un grand verre ; quand tout à coup il aperçut la jeune étourdie qui l’avait émoustillé, il y avait peu, à la terrasse de ce même café. Charlotte, puisque tel était son prénom, vagabondait d’un pas léger sur l’avenue, vêtue de blanc elle aussi. Son corset finement cousu soutenait d’honnêtes appas ; ses bras et ses épaules étaient nus, suffisamment pour faire désirer de voir le reste de sa peau. À son tour, elle prit conscience qu’elle avait été vue. Un instant elle hésita et, soudain, se dirigea droit vers lui ! Vaguement inquiet, Cigogne se cala au fond de son fauteuil. La beauté spectaculaire de certaines femmes l’avait toujours jeté dans un malaise paralysant.

Sans rien demander, elle s’assit à sa table et siffla le reste de son verre de cidre.



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