La Terre de l'insolence: Une anthropologie des conflits (French Edition) by Nicolas Israël

Auteur:Nicolas Israël [Israël, Nicolas]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Les Belles Lettres
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

Le fantasme de fin du monde du djihadiste

Peut-on se risquer à identifier quelques traits psychologiques du djihadiste ? De quels processus psychiques le djihadisme assure-il la symbolisation collective ? Lorsqu’un individu ne parvient plus à accorder les représentations religieuses qui l’animent avec l’organisation sociale dans laquelle il se trouve inséré, cela peut avoir un impact sur sa psychologie. L’antagonisme entre la cohésion sociale, notamment tribale, et la cohérence littéraliste peut avoir un impact sur l’équilibre psychologique de l’individu, qui se trouve alors pris en étau entre ces deux formes d’intégration. Ainsi pourrait s’expliquer, sous un nouvel angle, le fait que certains individus passent d’une idéologie scripturaliste, voire salafiste, à une idéologie djihadiste.

Des principes rigoristes ont toujours permis d’accorder une dignité à des individus marginalisés, liée à « la croyance en une mission particulière qui leur aurait été confiée43 ». Le sentiment de leur valeur s’affranchit de l’état présent subi, et se « déplace dans un au-delà d’eux-mêmes, dans une tâche assignée par Dieu44 ». « L’éthique de conviction », qui, selon Weber, place la fidélité aux valeurs au-delà de l’acceptation de l’ordre du monde, peut ainsi être rattachée à une structure psychologique narcissique, voire psychotique. Elle suppose une aptitude à agir au mépris des conséquences afin de maintenir l’intégrité d’une vision du monde, et de garantir l’exemplarité d’une conduite. Même si cela implique la destruction du monde extérieur.

L’idéologie djihadiste, qui prône la guerre sainte, ne saurait être simplement rapportée à des causes sociales, elle est également ancrée dans une forme de vie, elle comporte une dimension psychologique, qui explique que « l’éthique de conviction » prenne une tournure paranoïaque. Alors que le fidèle inspiré qui interprète librement un conflit tribal demeure, en dépit de la dénomination de « mad mollah » forgée par les Britanniques au XIXe siècle, fidèle à la cohérence de sa culture religieuse, la psychologie du djihadiste s’en est totalement affranchie.

Il peut être judicieux, dans ce cadre, d’invoquer les analyses que Freud consacre au paranoïaque et à son fantasme de fin du monde45. Selon Freud, le phénomène pathologique de la paranoïa surgit lorsque l’individu veut se libérer des injonctions de son « idéal du moi », de sa conscience morale et religieuse. Le sujet va alors imputer au monde la responsabilité de son impuissance à respecter ces injonctions et lui donner le visage d’une action hostile de l’extérieur. Dans un premier temps, l’individu inspiré peut commencer par se détacher du monde, vivre à la manière d’un renonçant au sein d’une communauté sectaire, comme l’atteste le mode de vie des salafistes quiétistes au sein des sociétés occidentales. Mais le monde extérieur peut finir par révéler toute sa dangerosité et devenir le symbole de toutes les pulsions que le sujet échoue à maîtriser. Plus le mode de vie occidental est désiré et plus il prend la forme d’une menace extérieure qui pèse sur le fidèle46. Pour Freud, le processus de la paranoïa se sert effectivement du mécanisme de la projection pour surmonter les conflits qui surgissent dans la vie psychique47.

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