La muse ténébreuse de Charles Baudelaire by Raphaël Confiant

La muse ténébreuse de Charles Baudelaire by Raphaël Confiant

Auteur:Raphaël Confiant [Confiant, Raphaël]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Biographie romancée, Littérature française
Éditeur: Mercure de France
Publié: 2021-09-02T13:56:06+00:00


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Quand Jeanne s’endort, non point tout contre moi mais sur moi, tel un vampire outrageusement chevelu, qu’elle se met à ronfler d’assez déplaisante manière, que notre chambre est imprégnée d’odeurs de foutre et de rhum, de chanvre aussi quand la chance me permet d’en trouver, au cours de ces après-midi d’automne où, par la fenêtre à moitié ouverte, s’offre à ma vue un ciel mièvre et si parisien, je songe à ma Dorothée. Mon Indienne de l’île Bourbon à la peau si brillante qu’on pouvait presque s’y mirer. Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe. Après nos ébats, dans l’hôtel borgne où elle monnayait ses charmes, non pas au premier venu mais seulement aux Blancs de passage comme moi, il m’arrivait de lui frotter vivement la peau. Incrédule, je constatais que la couleur noire ne s’en allait pas ! Elle ne s’en offusquait pas et, avec mille précautions, ôtait de son petit panier à colifichets une mixture odorante et brunâtre dont elle m’enduisait l’entier du corps, se riant de moi :

— Tu n’as pas de couleur, monsieur Charles. Ha-ha-ha ! Dieu a fait des hommes nus dans ton pays ?

Pour elle, la nudité n’était liée qu’à la blancheur, chose qui me surprit d’abord, puis me donna à réfléchir. Le poète que j’aspirais à devenir avait fréquenté, avant son départ pour les Indes, moult peintres de Montmartre, se demandant si leur art n’était pas supérieur à celui des mots. Si les mots dont nous disposions, nous autres ouvriers du verbe, pour dénommer l’extraordinaire palette des couleurs n’étaient pas trop pauvres en comparaison de celles qu’ils faisaient jaillir de leurs toiles. J’avais fini par remarquer que les seules et uniques couleurs qui ne figuraient pas dans celles de l’arc-en-ciel étaient la blanche et la noire. Pourquoi ? Quelle en était la raison ? Un camarade de lycée s’était évertué à m’expliquer les théories d’un grand savant anglais dénommé Newton, théories auxquelles je n’avais pas saisi grand-chose. Or, ma Dorothée, à ma stupéfaction, quoiqu’elle ne sût lire et écrire que très moyennement, n’ayant été affranchie que quatre ou cinq ans avant mon arrivée à l’île Bourbon, m’offrit une tout autre explication qu’elle tenait de son père, un pusari, autrement dit un prêtre hindou dont la renommée avait franchi les frontières de la plantation au point que des personnes de haut rang de la ville de Saint-Denis n’hésitaient pas à venir le consulter, certes en catimini. C’est avec l’argent récolté que le vieux sage avait ou aurait (je ne sais) essayé de racheter la liberté de sa fille, son aînée, mais lors de mon séjour, il n’avait pas encore pu libérer ni elle ni sa cadette des fers de l’esclavage. Cette ravissante créature d’une douzaine d’années était parfois autorisée par son maître à rejoindre Dorothée pour quelques jours, en particulier lors des fêtes hindoues.

— Tu te trompes, monsieur Baudelaire, m’avait rétorqué Dorothée sur un ton si sérieux qu’il m’avait fait m’esclaffer. Dans notre religion, le soleil arrive chaque matin conduisant son char doré tiré par sept chevaux dans un immense nuage de couleurs.



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