La maison Russie by Carré John le

La maison Russie by Carré John le

Auteur:Carré, John le [Carré, John le]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Espionnage
ISBN: 9782070383795
Éditeur: Seuil
Publié: 2015-09-10T22:00:00+00:00


Ils soupèrent comme deux amoureux épuisés, dans un restaurant en sous-sol où traînaient un vieux chien à poil gris et une gitane qui chantait le blues accompagnée par une guitare. Qui était le patron ? Qui permettait l’existence de ce lieu, et pourquoi ? Autant de mystères que Barley n’avait jamais pris la peine d’élucider. Tout ce qu’il savait, c’est que dans une vie antérieure, lors d’une quelconque foire du livre, il était arrivé complètement ivre avec un groupe d’éditeurs polonais farfelus et avait joué Bless This House sur un saxo emprunté à quelqu’un.

Ils se parlaient avec une certaine raideur, et à mesure que la soirée avançait un fossé se creusait entre eux, au point que Barley eut l’impression qu’il engloutissait sa propre insignifiance. Il la regarda avec insistance, conscient de n’avoir rien à lui offrir qu’elle ne possédât déjà au centuple. D’ordinaire, il lui eût fait une déclaration d’amour passionnée. S’abîmer dans l’excès eût été essentiel pour briser la tension d’une relation naissante. Mais en la présence de Katia, il ne trouvait pas d’absolus à confronter aux siens. Sa vie lui apparaissait soudain comme une série de résurrections vides de sens, après des échecs tous plus sérieux les uns que les autres. Il songea avec horreur qu’il appartenait à une société matérialiste, bien peu préoccupée par ses grands problèmes. Mais il ne pouvait avouer cela à Katia – lui dire quoi que ce soit l’entraînait à attaquer l’image qu’elle avait de lui, et il n’en avait aucune autre en réserve.

Tandis qu’ils parlaient littérature, il remarqua qu’elle s’éloignait peu à peu de lui. Son visage prit une expression distraite, sa voix se fit impersonnelle. Il chercha par tous les moyens à la ramener vers lui, mais elle était déjà ailleurs. Elle le gratifiait de ces mêmes commentaires insipides qu’il avait dû écouter toute la journée en attendant de la retrouver. Dans une minute je vais lui raconter Potomac Boston, et lui expliquer que le fleuve et la ville n’ont rien à voir. Et il s’aperçut avec épouvante qu’il était en train de le faire !

Vers 23 heures, lorsque la direction eut éteint les lumières, Barley accompagna Katia jusqu’à la station de métro par la rue déserte, et c’est alors qu’une pensée totalement insensée lui traversa l’esprit : et s’il avait fait sur Katia une impression comparable, ou presque, à celle qu’elle avait faite sur lui ? Elle lui avait pris le bras, et il sentait la pression de ses longs doigts fins tandis qu’elle faisait de plus grandes enjambées pour marcher au même pas que lui. La cage blanche et béante de l’ascenseur attendait sa passagère. Les lustres scintillaient au-dessus de leurs têtes comme des sapins de Noël renversés. Barley prit Katia dans ses bras pour les adieux traditionnels à la russe : un baiser sur la joue gauche, un sur la droite, encore un sur la gauche. Bonne nuit.

— Monsieur Blair ! Monsieur Blair ! Il me semblait bien vous avoir aperçu. Quelle coïncidence ! Montez donc. Nous allons vous ramener.



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