En descendant les fleuves by Eric Faye & Christian Garcin

Auteur:Eric Faye & Christian Garcin [Faye, Eric & Garcin, Christian]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Témoignage
ISBN: 9782234072046
Éditeur: Stock
Publié: 2011-01-14T23:00:00+00:00

Et ce soir, dans ma chambre de l’hôtel Moriak, devant le sixième ou septième épisode du feuilleton Respire avec moi, où le quasi-Richard Anconina n’en finit plus de s’essuyer les lunettes, tiraillé qu’il est entre sa tendre épouse et sa fougueuse maîtresse (mais je vois un autre individu, plus jeune, qui semble être le confident de la brune et l’amant de la blonde, à moins que ce soit l’inverse, je ne comprends plus très bien), je repense à l’invisible Tiksi 2, qui a rejoint le delta de la Lena dans les lieux approchés ou devinés, mais non vus, et que, très probablement, je ne verrai jamais. Il est vingt-trois heures passées, les derniers rayons du soleil frappent les montants blanc sale de la double fenêtre.

Dans la rue au-dessous, deux jeunes femmes molletonnées et encapuchonnées discutent avec véhémence tandis qu’un 4×4 passe en soulevant un nuage de poussière. Au loin, derrière le bâtiment de l’administration territoriale, le couchant se teinte peu à peu de rouge vif. À droite, la grande fresque d’un immeuble abandonné s’illumine soudain, c’est une silhouette de renard, puis une autre, ce sont la faucille et le marteau géants qui clament l’attachement de Tiksi à un passé révolu, comme en haut de la colline qui domine la ville l’inscription, à l’aide d’assemblages de briques, et plutôt déglinguée elle aussi, « Vive Octobre ». De la fenêtre de ma chambre, je vois ce rayon d’un soleil de presque minuit qui persiste, et en dépit des rues grises et vides, des places désertes, des chiens errants, des enfants qui jouent à deux pas des immondices et des cadavres de véhicules qui s’amoncellent entre les immeubles délabrés, des bidons, pneus, moteurs, poutres métalliques, roulements à billes, citernes, bouteilles, landaus, canettes, sacs plastique, gigantesques carcasses rouillées d’on ne sait quoi, tubes et tuyauteries divers, radiateurs, frigos, qui par centaines et partout jonchent le sol boueux, en dépit de la désolation extrême de ce bout du monde oublié, quelque chose d’inexplicablement serein parvient à surnager – et tout cela respire une espèce de nonchalance triste et résignée qui, au bout du compte, me touche.

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