DANS LES FORÊTS DE SIBÉRIE by Sylvain Tesson

DANS LES FORÊTS DE SIBÉRIE by Sylvain Tesson

Auteur:Sylvain Tesson [Tesson, Sylvain]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2015-03-20T16:00:00+00:00


13 avril

Toute la nuit, la radio a craché ses informations. Dans mon demi-sommeil, j’ai entendu s’alourdir le bilan : quatre-vingt-quinze morts… quatre-vingt-seize morts… quatre-vingt-dix-sept morts. Vers 2 heures je me suis bouché les oreilles avec du papier mâché. J’ai arraché une page de Lord Jim, je l’ai ruminée lentement (mauvais goût de l’encre) et me suis collé au fond de l’oreille la littérature de Conrad en pensant que j’allais entendre la mer.

Ce matin, Volodia m’emmène inspecter sa ligne de trappe. La mission d’un inspecteur forestier est d’empêcher les braconniers de massacrer les bêtes. Volodia s’en acquitte dans la stricte délimitation territoriale de la réserve. Sa cabane est construite sur la rive gauche de la rivière Iélochine, à la frontière nord du parc naturel. De l’autre côté, les taïgas ne sont plus protégées, c’est là qu’il pose ses pièges.

Il a chaussé ses skis : deux planches de bois cloutées de peau de cheval. Je le suis en raquettes. Il faut trois heures pour relever les pièges. Nous enfonçons dans la poudreuse. Nous longeons le pied du contact entre le versant montagneux et le replat boisé. Les geais signalent notre approche. Le jeune chien de Volodia multiplie les fausses alertes. Il ne sait pas encore qu’on ne dérange pas son maître pour un écureuil. Volodia lui apprend le métier à bordées de hurlements : « Ces chiens n’ont aucune éducation, putain de bite ! » Sur quinze pièges, deux visons. Volodia jure que la forêt est vide et que la vie était mieux avant. Ce que firent les Américains avec les bisons de la prairie, les Russes l’ont fait avec leurs mustélidés. Ils ont exterminé les bêtes à fourrure pour couvrir le dos des hommes. Un jour, l’homme pénètre dans le bois. Les dieux se retirent.

J’aurai appris qu’on peut vivre près d’une patinoire géante, se nourrir de caviar, de pattes d’ours et de foie d’élan, se vêtir de vison, aller par les futaies fusil en bandoulière, assister chaque matin, lorsque les rayons de l’aube touchent la glace, à l’un des plus beaux spectacles de la planète, et rêver pourtant d’une vie dans un appartement équipé de toute la robotique et de la gadgeterie high-tech. La tentation érémitique procède d’un cycle immuable. Il faut d’abord avoir souffert d’indigestion dans le cœur des villes modernes pour aspirer à une cabane fumant dans la clairière. Une fois ankylosé dans la graisse du conformisme et enkysté dans le saindoux du confort, on est mûr pour l’appel de la forêt.

À midi je m’en retourne. La glace est recouverte d’une poussière de neige et mes semelles glissent. J’ai hâte d’une soirée solitaire. Le brouillard voile les versants. La rive se crée et se recrée.



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