Apocalypse cognitive by Gérald Bronner

Apocalypse cognitive by Gérald Bronner

Auteur:Gérald Bronner [Bronner, Gérald]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Presses Universitaires de France
Publié: 2021-01-05T23:00:00+00:00


En conséquence, une partie du monde s’organise pour nous donner l’illusion que l’événement surgit sans cesse. Nous l’avons vu, les éléments qui caractérisent l’effet cocktail constituent une bonne approximation de la nature des hameçons cognitifs qui nous cherchent dans l’océan d’informations. Cependant, pour nous tenir captifs durablement, il faut plus que des boucles – même addictives – d’informations. Il est nécessaire que des récits puissent se constituer, qu’ils s’hybrident avec nos représentations préalables du monde, voire s’y substituent. C’est ce processus que j’appelle l’éditorialisation du monde.

Cette éditorialisation est inévitable, en réalité. Qu’on me permette pour l’expliquer de faire un détour rapide vers la pensée de Max Weber. Le grand sociologue allemand considérait que l’objectivisme était un point de vue naïf sur le monde. Nous ne pouvons jamais connaître objectivement les choses car tout discours sur le réel aboutit nécessairement à une vision simplificatrice : nous ne pouvons appréhender un phénomène, aussi anecdotique et limité soit-il, qu’en lui faisant subir une opération mentale qui appauvrit son infinie complexité.

Supposons par exemple que je propose à un individu de décrire, aussi objectivement que possible, un objet anodin, comme une orange. Il se peut qu’il commence par dire qu’il s’agit d’un objet quasi sphérique, de couleur orange, à la peau granuleuse, qu’il précise approximativement son volume ou qu’il indique la variété de l’orange. Il est probable qu’il s’en tienne à ces éléments.

On pourrait faire bien des reproches à cette description. D’abord, elle ne dit rien de la nature, du nombre et de la disposition des micro-crevasses qui caractérisent l’apparence de la peau de l’orange. Celles-ci sont très nombreuses et vertigineusement variées à mesure que l’on s’approche du niveau microscopique. Ensuite, il n’est rien dit non plus de la constitution interne de cette orange, de son zest, de la géométrie de ses quartiers. Là encore, cette constitution interne pourrait donner lieu à une description approfondie de cet objet si l’on tient compte de la complexité croissante de la matière à mesure que l’on s’approche de l’infiniment petit. Enfin, on pourrait reprocher à cette description de ne s’indexer que sur ce qui constitue 80 % des informations sensorielles du cerveau humain : la vision. Or, cette orange peut inspirer des descriptions très différentes, les fragrances qu’elle exhale, les sensations du toucher, par exemple. Chacune de ces peintures supplémentaires est aussi décourageante que celle de la vision, si elle vise l’objective exhaustivité.

Personne ne songera sérieusement à faire ce type de reproches à l’individu qui aura accepté de proposer une description de cette orange. La raison en est que nous comprenons tous implicitement que ce travail, défini ainsi, ne peut être réalisé par un être humain. En effet, le niveau particulaire, qui est constitutif de la réalité matérielle de cette orange, désamorce tout spécialement le projet même de la description objective car il confronte l’individu à un infini intensif qui variera mille fois avant même que la première phrase visant à la dépeindre ne soit conçue. L’esprit humain est fini et se trouve confronté au caractère infini de toute portion de la réalité.



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