Une justice à la dérive by Claire Bergeron

Auteur:Claire Bergeron [Bergeron, Claire]
La langue: fra
Format: epub
Tags: DET
Éditeur: Éditions Druide
Publié: 2015-05-11T04:00:00+00:00

13

Sainte-Agathe-des-Monts, 26 décembre 1944

Éloïse et Bernard s’éveillèrent en sursaut au milieu de la nuit, l’horloge grand-père sonnait trois coups. Nichés l’un contre l’autre, ils demeurèrent un long moment silencieux ; le drame de la veille les laissait pantois, décontenancés devant la fatalité inexplicable de certains destins. Justin et Évangéline devaient s’être endormis, car aucun bruit ne leur parvenait de l’étage. Ce fut Bernard qui, le premier, rompit le silence.

— Au cours de mes reportages sur les champs de bataille, j’ai assisté à l’agonie de jeunes hommes ; et lors des bombardements à Londres, au décès de pauvres mères serrant dans leurs bras de jeunes enfants. Chaque fois, j’ai été atterré, mais c’était la guerre et la mort en fait partie. J’ai déjà vu tant de gens mourir que la mort annoncée de Florent Lamonde ne devrait pas me perturber. Mais c’est tout le contraire : je suis révolté contre notre système de justice. Quel droit avons-nous de décider sciemment de la mort de quelqu’un ?

— Je suis d’accord avec toi, la peine capitale ne devrait pas être un choix.

Bernard se tourna vers Éloïse et la regarda pour la première fois avec les yeux d’un amoureux. De la main droite, il replaça une mèche rousse qui s’était échappée de sa coiffure. La veille, c’était Noël, un drame en avait rompu le charme, mais son désir de lui déclarer son amour ne s’était pas altéré. Et de la tenir, à demi endormie, pressée contre son cœur, lui donna le courage de parler.

— Éloïse, commença-t-il, samedi, en revenant de Montréal, j’ai failli être victime d’un accident. Après que ma voiture a eu fait un tête-à-queue, un camion a foncé droit sur moi. L’espace d’une seconde, j’ai cru devoir faire face à mon destin : j’allais mourir. Le mastodonte d’acier s’est arrêté à quelques pouces de ma portière…

— Dieu merci, tu as eu de la chance ! s’écria la jeune femme, ébranlée.

— Et sais-tu à quoi j’ai pensé, pendant ce court instant ?

— Les gens subitement mis devant la mort et qui s’en tirent disent qu’ils ont vu défiler leur vie…

Bernard prit les mains d’Éloïse entre les siennes.

— Moi, déclara-t-il d’une voix douce, j’ai plutôt pris conscience de ce que j’avais omis de faire.

— Ne parle pas ainsi, Bernard, tu as une vie bien remplie. Que peux-tu avoir négligé à ce point pour que ça s’impose à ton esprit au moment où tu as cru la fin venue ?

L’homme contemplait la femme à ses côtés, belle et désirable. Le contexte de cette soirée n’était pas l’idéal pour ce qu’il avait à lui révéler, mais son cœur avait un urgent besoin de s’exprimer.

— Après la mort d’Eugénie, je me suis dit que l’amour n’avait plus de place dans mon existence. L’intérêt pour mon travail et mes absences prolongées avaient fait souffrir la personne que j’aimais le plus au monde, je ne me sentais plus digne d’aimer une autre femme…

Le cœur d’Éloïse se serra, elle retira ses mains de celles de Bernard.

— Tu as rencontré quelqu’un et tu es amoureux ?

— Oui !

Impulsivement, la jeune femme se leva.

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