Donbass by Benoît Vitkine

Auteur:Benoît Vitkine [Vitkine, Benoît]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction, Thrillers, General, Juvenile Fiction, Mysteries & Detective Stories
ISBN: 9791037500595
Google: EejNDwAAQBAJ
Éditeur: Les Arènes
Publié: 2020-02-04T08:00:00+00:00

La télévision était allumée sur les clips. À l’écran, Amérique et Russie régnaient en maîtres. Toutes les cinq minutes, des Noirs amateurs de grosses voitures laissaient la place à des blondes en maillot de bain à la voix haut perchée. Les deux Empires se faisaient face jusque sur les télévisions ukrainiennes. C’était une explication commode et prisée, d’ailleurs : renvoyer dos à dos les deux Grands pour expliquer les malheurs de la région et du pays. Combien de fois Anna Kavadze l’avait-elle entendue, cette explication fruste qui faisait de la guerre le fruit d’une machination macabre ourdie tantôt à Washington tantôt à Moscou, un dommage collatéral du Grand Jeu auquel se livraient les deux superpuissances ? Et nous, humbles habitants du Donbass ? Nous, nous ne sommes que de pauvres innocents ! Des victimes prises en tenaille par les appétits voraces des gros poissons. Un troupeau de moutons sacrificiels, en somme… Anna ricana. Même ceux qui avaient manifesté devant les administrations ukrainiennes pour réclamer l’arrivée des troupes russes ? Même ceux qui avaient soutenu les séparatistes et voté pour l’indépendance lors du référendum fantoche qu’ils avaient organisé ? Elle n’y croyait pas. Elle se refusait à exonérer ceux qui avaient joué un rôle actif dans le déclenchement du chaos. Mais l’explication avait au moins un avantage : elle permettait de clore les discussions sans trop de casse. Le mal vient de là-haut, de « la politique », des autres, et n’en parlons plus, cher voisin, buvons un verre comme avant, oublions le fracas du monde. Combien de frères s’étaient déchirés aux premières heures du conflit ? De pères avec leurs fils ? De couples ? Pro-ukrainiens contre prorusses… Modernistes contre traditionalistes… Il n’y avait alors plus de place pour les tièdes et les nuances. Des questions nouvelles étaient apparues et subitement tout le monde se devait d’avoir un avis : se sentait-on russe ou ukrainien ? monde slave autoritaire ou Occident décadent ? oligarques aux commandes ou gay prides sur les boulevards ? La haine était au coin de la rue, dans chaque cage d’escalier ; on formulait ses réponses avec de plus en plus de prudence ; les passages à tabac étaient monnaie courante… Plus tard, la guerre avait en quelque sorte remis les compteurs à zéro. On avait enterré les grandes idées et les espoirs fous, les questionnements, les identités tourmentées. On avait cessé de se disputer puisque seules les bombes étaient capables de se faire entendre. On n’espérait plus que la survie.

Anna regardait l’écran d’un œil, le volume éteint, debout derrière sa planche à repasser. Aplanir les habits jusqu’à ce qu’ils ne forment plus qu’une bande de tissu lisse et chaude était devenu son occupation privilégiée. Elle voulut rire à cette idée saugrenue, mais sa bouche n’esquissa pas le moindre sourire. Henrik aurait sûrement eu une théorie à ce sujet, une théorie brillante, ou simplement amusante, qui expliquerait le besoin frénétique qu’avait son épouse d’effacer jusqu’au moindre pli des chemises. Le Henrik d’avant, se reprit-elle. L’homme qui partageait aujourd’hui sa vie se contenterait sans doute d’un haussement d’épaules.

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