Des enfers fabuleux by Volodine Antoine

Des enfers fabuleux by Volodine Antoine

Auteur:Volodine, Antoine [Volodine, Antoine]
La langue: fra
Format: epub
Tags: récup, new, ccc
ISBN: 220730454X
Éditeur: Denoël
Publié: 1988-01-17T23:00:00+00:00


Wungdagh

Rakkodyradja consacrait la première période de la nuit à lutter contre le sommeil.

Un dur combat, car il violait tous les usages de la nature. Cent coups d’aiguille dans les yeux pour le punir de les tenir ouverts. Sous ses membranes transparentes, le gravier burinait des spirales hargneuses. Immerge-toi dans l’oubli, laisse-toi aller, lui conseillait son corps, toute douleur s’éteindra, pensait-il. Les hallucinations s’introduisaient en lui, sa nuque s’engourdissait, ses idées caillaient, comme du lait. Des crampes aux épaules, les jambes bourrées d’ouate, qui se dérobaient. Alors il réagissait : il s’obligeait à marcher de long en large, avec le sentiment qu’il parvenait à maîtriser la menace, l’assoupissement, mais il s’apercevait soudain qu’il était plaqué contre le mur de planches de la cabane et que sa tête cherchait traîtreusement à s’enfouir au creux de son aisselle. Replie-toi, dors, abandonne-toi, ordonnait son corps. L’esprit ballant sur la poitrine, les membres fiasques.

Avec effort, il s’ébrouait, il bondissait dehors. Il claquait derrière lui la porte dépourvue de serrure. Sur le chemin, dans les ténèbres, la poussière chuintait, le vent soulevait des odeurs de chaux. Le monde paraissait inhabité depuis des siècles. La banlieue de Gonghree, invisible à deux kilomètres, était endormie, les cimenteries, plus proches, plongées dans le silence. L’argile sèche crépitait contre les buissons. Rakkodyradja respirait à pleins poumons, avançait, à pas mal assurés, au sein de l’encre épaisse. Ses rétines étaient encore imperméables à la faible clarté des étoiles, à ces lueurs avares, unique signe de bonne volonté du ciel.

Les premières heures de nuit profonde étaient les plus difficiles à traverser si l’on voulait ne pas sombrer.

Parmi la population, personne n’y résistait ; même les soldats, que l’on droguait à la caféine avant leur service de garde, ne réussissaient guère à franchir le cap – le plus souvent ils rouvraient les yeux à l’aube, en même temps que tout le monde, honteux et confus, jurant, mais un peu tard, sacrant, à côté de leurs fusils inutiles. Saboteurs et voleurs avaient succombé eux aussi dès le crépuscule, et cette entorse à leur mission ne prêtait pas à conséquence. Rakkodyradja, lui, se raidissait. Des tonnes de plomb le tiraient vers l’inconscience, une gueuse tyrannique. Il se concentrait, il luttait pied à pied, il s’écorchait aux buissons, il se barbouillait de sable le long des palissades de la cimenterie. Il tâtonnait en aveugle dans les champs, le crâne douloureux, les mains déchirées par les chutes. Abîme-toi, l’exhortaient ses muscles, ses viscères. Pas question, haletait-il. Et finalement son obstination payait. La sorcellerie des premières heures se diluait, et juste quand débutait la deuxième période l’univers redevenait paisible. La tension de la nuit, du vent, se modifiait de manière radicale. Son organisme dompté acceptait l’insomnie sans plus protester. La liberté s’étendait devant lui : des centaines d’heures.

De l’avis général, un tel acharnement dans le refus de s’endormir équivalait à un crime contre les bonnes mœurs. Pressé de demandes acides, querelleuses, Rakkodyradja s’était justifié en bredouillant qu’il aimait observer le firmament couvert d’étoiles. Tous les adultes de Gonghree en avaient conçu une violente animosité à son égard.



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