clara by Inconnu(e)

Auteur:Inconnu(e) [Inconnu(e)]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Lit. Sud américane
Publié: 2012-01-13T20:46:54+00:00

Lorsque Clara s’éveilla

Lorsque Clara s’éveilla, ce mercredi 28 juin, Gerardo et Uhl étaient déjà arrivés. Sur leurs visages, elle crut lire que cette séance serait spéciale. Ils posèrent leurs sacs par terre et Gerardo dit :

— Aujourd’hui, nous n’allons pas te passer de couleur. Nous voulons dessiner des polygones.

C’était ainsi que l’on appelait les exercices sur les postures destinés à explorer les capacités physiques de la toile. Elle déjeuna frugalement et prit la dose de médicaments recommandée par F&W pour améliorer le rendement de ses muscles et diminuer dans la mesure du possible ses nécessités organiques. Gerardo l’avertit qu’une journée difficile l’attendait.

— Eh bien allons-y, dit-elle.

Ils avaient apporté un siège en cuir sans dossier. Uhl le sortit de la fourgonnette et le plaça dans le séjour. Ils écartèrent le tapis et le canapé et commencèrent à la manipuler. Ils lui courbèrent le dos en arrière et lui appuyèrent le postérieur sur le siège, lui soulevèrent une jambe, puis l’autre, les tendirent et les fléchirent alternativement. Ils fixèrent une posture définitive et programmèrent le minuteur.

L’immobilité consiste essentiellement à ne se laisser affecter par rien. On reçoit des messages, des signes d’une gêne croissante. Le cerveau tend les cordes de son propre chevalet. La façon de résister – on l’enseigne dans les académies artistiques – consiste à identifier l’intégralité de cette copieuse information et à la tenir à distance sans la refuser mais sans la considérer comme quelque chose qui arrive. Ce qui arrive, en fait, est que le dos est courbé ou que les muscles du mollet se contractent. Au-delà de ces données, il n’y a que des sensations : inconfort, crampes, un flot tordu de stimulations et de pensées, une inondation de vitres brisées. Avec l’entraînement approprié, la toile apprend à contrôler ce flot, à le tenir à distance, à le voir croître sans modifier la posture.

Plongée dans sa propre contorsion, la tête sur le sol à côté des bras, le regard fixé au mur, les jambes en l’air, le postérieur sur le siège, Clara se sentait comme une coquille sur le point de se briser pour céder la place à autre chose. Elle ne connaissait rien de mieux pour s’arracher de l’orbite de sa propre humanité qu’une posture incommode. Son esprit abandonnait les souvenirs, les terreurs, les pensées complexes, et se concentrait sur la maçonnerie des muscles. C’était merveilleux de cesse d’être Clara et de devenir un objet avec une conscience minime de la douleur.

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