1941 by Marc Lambron

1941 by Marc Lambron

Auteur:Marc Lambron [Lambron, Marc]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


— Parlons-en, s'esclaffa le Khédive. Savez-vous ce qu'il lui a dit ? Non ? Monsieur Bordeaux ?

— Je l'ignore.

— Le Maréchal lui a dit, à peu près : « J'ai beaucoup d'amis juifs. Mais expliquez-moi comment il se fait que, maintenant encore, le capitaine Dreyfus garde son écurie de course ? »

Lequerica fronça les sourcils et jeta sèchement :

— C'est une plaisanterie. Il n'y a pas d'écurie Dreyfus.

Le Khédive, avec cette faconde où l'esprit cachait peut-être de la colère, reprit :

— Comment, cher Félix, vous ne saviez pas que le capitaine Dreyfus entretenait des pur-sang à l'île du Diable ? Des yearlings sur les pontons ? Eh bien le Maréchal, lui, les a vus !

— Le Maréchal se trompe peut-être, objectai-je.

Le Khédive esquissa un sourire cruel.

— Je crois en effet que le Maréchal confond. Il a dit Dreyfus et pensait Rothschild. C'est en tout cas l'opinion de mon ami le rabbin Schwartz.

— Chez nous, les juifs sont des aristocrates, lâcha abruptement Ridruejo.

Plusieurs têtes se tournèrent vers le phalangiste qui venait de faire cette déclaration coupante.

— C'est pour cela que vous les avez chassés il y a quatre siècles ? ironisa le Khédive.

— Précisément, fit Ridruejo sur un ton supérieur. Un nom juif signifie que la famille était déjà là avant 1492. Ce sont des aristocrates, comme un La Roche-foucauld en France ou un Caracciolo en Italie. N'oubliez pas que Franco s'appelle Bahamonde. D'après mon ami Tovar, l'étymologie est juive et remonte aux temps du royaume de Grenade. Le Caudillo est un aristocrate.

Je regardais ces êtres rassemblés par le hasard autour de la table. La flamme des bougies dessinait des ombres sur leurs visages. Était-ce là la vie telle qu'elle venait, avec ses chimères, ses épreuves, ses vainqueurs déjà vaincus ? Cette salle à manger d'une maison de médecin vichyssois ressemblait soudain à un congrès de spectres animés, une toile noire de Goya, un banquet flamand où s'imprimaient les couleurs pourpres et noires du mystère espagnol. Il me semblait que cet apparat inventé, les peaux cireuses, les bulles du Heidsieck Monopole se diluaient sous mes yeux comme une fumée, comme la projection mentale d'un vieux mage haschischin. Dans ces trous d'ombre, une présence joueuse et, au fond, pleine de tristesse humaine, formait un bloc de temps compact. Il me paraissait que nous répétions une scène dont un seul homme avait la clef, parce qu'elle résonnait sur les harmoniques d'une vie entière, et que cette résonance avait peut-être pour lui les accents de l'adieu. Cet homme était le Khédive. J'ai souvent songé à lui, à ce que sa présence et la nôtre signifiaient à cet instant, au monde depuis lequel il nous regardait, un monde dont nous étions chacun les fils et les meurtriers.

Un être ne nous est souvent connu que par le désir de le deviner. Ce désir distingue selon les personnes, il n'est pas égal. J'avais envie, j'ai encore envie de deviner le Khédive. Mais il faudrait dire aussi, et d'abord, quelle était sa légende. En somme, beaucoup l'auraient décrit comme le plus français des Parisiens venus d'ailleurs.



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