Balzac et la petite tailleuse chinoise by Dai Sijie

Balzac et la petite tailleuse chinoise by Dai Sijie

Auteur:Dai Sijie [Dai Sijie]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 1999-12-31T16:00:00+00:00


CHAPITRE 3

Bien des années plus tard, une image de la période de notre rééducation reste toujours gravée dans ma mémoire, avec une exceptionnelle précision : sous le regard impassible d’un corbeau à bec rouge, Luo, une hotte sur le dos, avançait à quatre pattes sur un passage large d’environ trente centimètres, bordé de chaque côté par un profond précipice. Dans sa hotte en bambou, anodine, sale mais solide, était caché un livre de Balzac, Le Père Goriot, dont le titre chinois était Le Vieux Go ; il allait le lire à la Petite Tailleuse, qui n’était encore qu’une montagnarde, belle mais inculte.

Durant tout le mois de septembre, après notre cambriolage réussi, nous fûmes tentés, envahis, conquis par le mystère du monde extérieur, surtout celui de la femme, de l’amour, du sexe, que les écrivains occidentaux nous révélaient jour après jour, page après page, livre après livre. Non seulement le Binoclard était parti sans oser nous dénoncer mais, par chance, le chef de notre village était allé à la ville de Yong Jing, pour assister à un congrès des communistes du district. Profitant de cette vacance du pouvoir politique, et de la discrète anarchie qui régnait momentanément dans le village, nous refusâmes d’aller travailler aux champs, ce dont les villageois, ex-cultivateurs d’opium reconvertis en gardiens de nos âmes, se fichèrent complètement. Je passai ainsi mes journées, ma porte plus hermétiquement verrouillée que jamais, avec des romans occidentaux. Je laissai de côté les Balzac, passion exclusive de Luo, et tombai tour à tour amoureux, avec la frivolité et le sérieux de mes dix-neuf ans, de Flaubert, de Gogol, de Melville, et même de Romain Rolland.

Parlons de ce dernier. La valise du Binoclard ne contenait qu’un livre de lui, le premier des quatre volumes de Jean-Christophe. Comme il s’agissait de la vie d’un musicien, et que j’étais moi-même capable de jouer au violon des morceaux tels que Mozart pense à Mao, je fus tenté de le feuilleter, à la manière d’un flirt sans conséquence, d’autant plus qu’il était traduit par Monsieur Fu Lei, le traducteur de Balzac. Mais dès que je l’ouvris, je ne le lâchai plus. Mes livres préférés étaient normalement les recueils de nouvelles, qui vous racontent une histoire bien ficelée, avec des idées brillantes, quelquefois amusantes, ou à vous couper le souffle, des histoires qui vous accompagnent toute votre vie. Quant aux longs romans, à part quelques exceptions, je restais plutôt méfiant. Mais Jean-Christophe, avec son individualisme acharné, sans aucune mesquinerie, fut pour moi une révélation salutaire. Sans lui, je ne serais jamais parvenu à comprendre la splendeur et l’ampleur de l’individualisme. Jusqu’à cette rencontre volée avec Jean-Christophe, ma pauvre tête éduquée et rééduquée ignorait tout simplement qu’on pût lutter seul contre le monde entier. Le flirt se transforma en un grand amour. Même l’excessive emphase à laquelle l’auteur avait cédé ne me paraissait pas nuisible à la beauté de l’œuvre. J’étais littéralement englouti par le fleuve puissant des centaines de pages. C’était pour moi le livre rêvé : une



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