Le cahier de recettes by Jacky Durand

Le cahier de recettes by Jacky Durand

Auteur:Jacky Durand [Durand, Jacky]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Stock
Publié: 2019-11-15T00:00:00+00:00


7

Pour la énième fois, je tire un trait à l’encre de chine sur le papier-calque. Il s’agit de dessiner le carter d’un petit moteur électrique. J’en ai fait l’esquisse au porte-mine et surtout à grands coups de gomme car je me perds dans les vues en perspective. Mon stylo fuit sur les traits. À force de gratter les bavures avec une lame de rasoir, je finis par faire un trou dans le calque. Je m’énerve et déchire le dessin. C’est d’autant plus pénible de recommencer que je ne vois aucun intérêt au dessin industriel ni à la fabrication mécanique qui m’occupent des journées entières au lycée. Un camarade a dessiné un Droopy dans le dos de ma blouse bleue qui résume bien mon attitude en cette année de première, mention mathématiques et techniques. J’ai opté pour cet affreux vaisseau de béton posé au milieu d’une ZUP pour de mauvaises raisons : j’ai cru que je dissuaderais mon père de m’imposer des études supplémentaires et que je pourrais m’orienter vers la cuisine. Mais c’est un cauchemar de venir tous les jours dans ce bahut. Quand je pose mon vélo près du gymnase et que je contemple les verrières de l’atelier, la même pensée m’assaille : tenir.

De cette époque, il me reste une odeur que je peux convoquer d’un claquement de doigts, celle du métal chaud que l’on est en train d’usiner. Je suis dans le vestiaire, j’ouvre mon casier métallique, j’enlève ma parka et j’enfile ma blouse, je prends mes clés plates, mon pied à coulisse, un chiffon et ma lime. Même s’il faut être discret avec la lime. Nous sommes les petits enfants du taylorisme : nos professeurs nous promettent un bel avenir de technicien supérieur, voire d’ingénieur chez Peugeot à Sochaux. Il n’est pas question de limer le métal pour en faire une pièce unique mais au contraire de produire en très grande série sur des machines automatisées par nos soins. Le contrôle expert de l’ouvrier hautement qualifié est remplacé par un dispositif visuel binaire : une lumière verte, la pièce usinée est aux bonnes dimensions, une lumière rouge, elle ne respecte pas les cotations. « Même un bougnoule qui ne sait ni lire ni écrire reconnaît les couleurs », pérore un professeur. Le bougnoule n’a pas le droit à la lime. Nous non plus. Si d’aventure on se fait pincer en train de l’utiliser, la sanction est immédiate : nous devons découper un bout de rail de chemin de fer à la scie à métaux, ce qui revient à écoper la mer avec une petite cuillère. On y passe des heures.

Je deviens un abonné à la scie à métaux car, d’emblée, je déteste la perspective de devenir l’une de ces blouses blanches qui maltraiteront des travailleurs à la chaîne. J’y mets toute mon incompétence et ma maladresse. Ce qui m’est facile car, dès que j’arpente la dalle grise de l’atelier, mes jambes flageolent. Je suis particulièrement rebelle à l’utilisation du tour, cette machine-outil qui me fait autant tourner en rond que le métal qu’elle usine.



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