Je suis né quelque part by Daniel Schreiber

Je suis né quelque part by Daniel Schreiber

Auteur:Daniel Schreiber [Schreiber, Daniel]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Autrement
Publié: 2018-04-14T22:00:00+00:00


Un peu plus de dix ans après ces événements, un heureux concours de circonstances me permit d’obtenir une bourse généreuse de la New York University, où j’allais poursuivre mes études. Je buvais trop, souffrais d’un sérieux trouble alimentaire et d’une légère dépendance à la cocaïne. Je couchais avec autant d’hommes que je voulais. Il m’arrivait d’être arrêté dans la rue par des inconnus qui me demandaient si j’étais mannequin. En d’autres termes, je croyais avoir exaucé tous mes rêves, j’avais l’impression d’avoir réalisé des souhaits dont je ne savais même pas qu’ils existaient en moi. Comme j’allais m’en rendre compte quelques années plus tard, cette euphorie était étroitement liée à une addiction qui ne faisait que s’esquisser et allait bientôt révéler ses affres les plus sombres. Ce fut malgré tout une période dont j’aime à me souvenir aujourd’hui, et que je suis heureux d’avoir vécue.

Au moment de m’inscrire aux différents cours du semestre qui débutait, j’ai découvert que Jacques Derrida donnait un séminaire avec l’une de ses collègues américaines. J’avais travaillé sur l’œuvre de Derrida pendant mes études littéraires à Berlin, et je le vénérais. Ce qui me captivait chez lui, c’était sa volonté de déconstruire toutes les vérités conventionnelles, de remettre en question tous les grands récits en révélant leurs défauts, leurs vides, et cette propension à retourner, une par une, toutes les pierres de la pensée. Le séminaire portait sur « Le pardon ». Il y avait déjà trop d’étudiants inscrits, mais j’ai remué ciel et terre pour pouvoir y participer, me démenant auprès des chargés d’inscription, des responsables des échanges internationaux et des dirigeants de l’université. J’ai fini par avoir gain de cause, mais le séminaire allait se révéler décevant à maints égards. Le grand penseur ressemblait à un personnage tout droit sorti de la série Golden Girls, on le comprenait mal à cause de son accent français à couper au couteau, et sa collègue – qui ne se cachait pas d’être sa disciple – n’apportait pas beaucoup de clarté à l’ensemble. J’ai cependant tiré un enseignement important de ces leçons. C’était la première fois que je réfléchissais en profondeur au pardon, à ce que j’avais vécu enfant, à la question de savoir si je pouvais pardonner ceux qui m’avaient fait souffrir. Derrida aborda les origines chrétiennes de la notion de pardon, ses ramifications au sein de l’humanisme philosophique et de la nouvelle philosophie. Sur certains aspects essentiels, il contredisait des philosophes tels que Hannah Arendt et Vladimir Jankélévitch, qui avaient eux aussi pensé cette question. Pour Derrida, le pardon n’était pas quelque chose que l’on n’accordait qu’à partir du moment où la personne à pardonner en faisait la demande, promettant de réparer ses erreurs. Selon lui, on pouvait aussi pardonner sans que la demande en soit faite, même si la chose à pardonner était impardonnable, même lorsqu’il fallait dépasser l’impossibilité du pardon afin de pouvoir pardonner. Ce qui ne l’empêchait pas d’affirmer que certains crimes sont tellement graves que le pardon demeure impossible, même lorsqu’on continue à vivre et à agir, même lorsqu’on se réconcilie et s’unit à nouveau.



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