Ma meilleure amie by Fabienne Jacob

Auteur:Fabienne Jacob [Jacob, Fabienne]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman, Littérature française
Éditeur: Buchet/Chastel
Publié: 2021-08-19T00:00:00+00:00

Après tout, il ne me doit rien. On ne doit jamais rien à personne. J’aimerais être cynique, je ne le suis pas. Je dois aux gens et les gens me doivent, la réciprocité, une morale d’un autre siècle, mes parents pensaient bien faire. Il avait dit je t’appelle vers vingt et une heures, déjà une heure de retard. Oubli ? On oublie rarement ce à quoi on tient. Contretemps ? Le mot ressemble à contrefout. Ce doit être la raison, il s’en contrefout. Quel beau mot, naît dans le noir de la gorge, se renforce dans la pénombre du palais et meurt en plein dans le rose sur le bord des lèvres, un sans-faute sonore et chromatique.

Je demeure à côté du téléphone, ne veux pas m’en éloigner de peur de. Je t’appelle vers vingt et une heures. Moi, quand je dis, je fais. Mais moi, je suis exemplaire, pas sûr d’ailleurs que l’exemplarité soit sexy. Seule la désinvolture qu’on avait à Campo l’est, seule elle vous fait ressembler à une reine. Ne rien demander, ne rien attendre. Pour toutes les sagesses du monde, la clé. Mais tant qu’il nous reste une once de jeunesse dans les veines, on ne veut pas de clé, on désire, on attend.

Puisque j’ai envie et que le temps semble long, autant appeler. Indifférence feinte ou sincérité, stratégie ou non, j’ai le choix. À terme la vérité est toujours le meilleur pari. Et si c’est ma pente, pourquoi ne pas la suivre ? Les doigts déjà sur les touches du téléphone, je me ravise. Il va croire que je devance son désir, que je désire à sa place. Ou simplement que je l’attends. Mieux vaut ne pas donner une impression, cultiver l’énigme. En toutes circonstances rester un mystère, la supériorité définitive de l’inclassable.

Et faire autre chose en attendant, tiens, je pourrais prendre un bain, c’est l’heure, ou choisir un film et le regarder ou alors fumer bêtement devant la fenêtre, pour le seul plaisir de fumer bêtement devant une fenêtre. Quand on y pense, il y a plein de choses à faire en attendant. Ne pas dire en attendant, même pas au sens galvaudé, l’expression a été vidée de son sens, de son sang allais-je dire, l’usage est une sangsue.

Je tranche : ce sera film. Je glisse le DVD dans l’appareil, me laisse happer par les premières images. L’image noir et blanc donne aux lignes du visage des acteurs une lumière, une acuité, une puissance d’expression et surtout une vérité dont on a perdu l’habitude, le cinéma devenu une bouillie de couleurs de laquelle la vérité ne se détache plus. Le noir et blanc ne révèle pas seulement les visages, mais aussi les trottoirs, les rues, les branches des arbres et même les fenêtres. Au bout de dix minutes je consulte de nouveau l’heure. Je baisse le son et dois tendre l’oreille pour réussir à suivre la conversation des personnages.

Que je le veuille ou non, j’attends.

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