Les Portes closes by Saint-Martin Lori

Les Portes closes by Saint-Martin Lori

Auteur:Saint-Martin Lori [Saint-Martin Lori]
La langue: fra
Format: epub
Tags: DET
Éditeur: Boréal
Publié: 2013-02-14T05:00:00+00:00


PHILIPPE

Elle est toujours là, maintenant, cette Carmen. Catherine et sa petite cour féminine, leurs confessions chuchotées. Je les bouterais dehors, moi, toutes ces fouineuses qui braquent leur lampe de poche sur nos ténèbres. Je suis ennemi du souvenir.

En voulant raconter mon enfance à Catherine, autrefois, je me suis rendu compte que je ne me rappelais presque pas ma mère, seulement ces scènes où mon père la frappait. (En revanche, d’infinies images de lui…) Elle baissait la tête pour se faire oublier — les mauvais élèves le font avec le même insuccès pour éviter d’être interrogés — ou peut-être pour cacher la mauvaise joie qu’elle avait à le prendre en défaut. Quelle lâcheté, frapper une femme qu’on pourrait soulever d’une seule main !

Quelques images tendres, toujours les mêmes : robes blanches, grand lit où elle gisait et nous faisait venir à tour de rôle, nous prenait la main et nous disait quelques mots tout bas. Images fixes et floues, comme des lambeaux de rêve. Vers mes trente-cinq ans, j’ai donc décidé de consulter un psychanalyste qui me rendrait ma mère. Je savais deux ou trois choses du traitement, ou je croyais savoir. Le patient travail de l’ombre, les morts exhumés et les peines ressuscitées : le passé vit encore en nous telle une bête prête à bondir. Deux voix s’entrecroisent : l’une, celle du fond, continue mais brisée, l’autre calme et intermittente, un scalpel, une lanterne ou une main tendue.

Une pièce double au sous-sol d’une vieille maison de notre quartier, un grand bureau antique, des stores en papier de riz, des calligraphies japonaises encadrées. Au colosse barbu à la voix lente et râpeuse qui me fait face, je raconte mon projet. Tout se fait, me dit-il. Mais l’oubli protège et il y aura de la douleur, beaucoup de douleur.

Un homme au bord de l’océan glacé fait un petit pas, retient un cri à la première morsure, hésite, perd courage, recule et recule encore. Le ciel gris pèse sur lui, les vagues font un murmure moqueur. Jamais revu cette grande pièce blanche, cette lumière tamisée, le visage bon et ravagé de cet homme. Ma douleur est restée emmurée, lointaine.

Drôle de penser à tous ces souvenirs bloqués en moi comme des poissons sous la glace. Les enfants savent tout sans rien comprendre, ils ont les clés mais on leur dérobe les serrures, on les prive des mots ou on leur impose des mots d’adultes, laids, salissants, qui appauvrissent ce qu’ils prétendent nommer. Les enfants savent tout, mais ensuite ils oublient, pour survivre et aussi pour garder l’amour des grands. Les adultes redoutent la mémoire implacable des jeunes témoins, la pureté de leur jugement et leur haine du mensonge. Alors ils tuent la mémoire et se réservent les mots qui fixent les impressions et font que tout reste. Je suis un vieil enfant qui a oublié, exprès.

Et pourtant, Catherine, influencée par cette Carmen, se rappelle des choses et elle m’en parle et des souvenirs bougent en moi, un volcan qui gronde avant le feu et les cendres.



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