Le fils de l'ogre by Gougaud Henri

Le fils de l'ogre by Gougaud Henri

Auteur:Gougaud, Henri [Gougaud, Henri]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Éditions du Seuil
Publié: 1997-06-06T22:00:00+00:00


Chapitre 9

Ils s’engagèrent sur la jetée, le dos courbé contre les assauts de la bruine, escortés de cascades tourbillonnantes qui sans cesse jaillissaient du chaos de rocs ruisselants, le long de l’étroite bande de bitume, et s’acharnaient à s’élancer au ciel. À quelque cent pas devant, dans les embruns que le vent rabattait en pluie crépitante sur l’échine de la houle, de puissantes hordes de vagues déferlaient, se cabraient aux nues, se fracassaient en claquements d’énormes gueules sur l’extrême avancée du chemin rectiligne et se répandaient en torrents dévorants à la rencontre des deux hommes. Sylvestre se redressa, fit halte pour contempler en maître ces fureurs débridées et empoigna son fils par la nuque.

— Regarde ce qui nous attend, gueula-t-il, le poitrail offert, jubilant sous les baffes mouillées. Quel festin, nom de Dieu !

Il se moucha dans ses doigts et se planta les poings dans les hanches, l’air si naïvement heureux que Pierre en fut pris de rire irrépressible. « Nous allons vers la plus absurde et la plus magnifique des morts », se dit-il avec une parfaite simplicité d’âme, le corps léger, ivre de bourrasque, grelottant, titubant dans une sorte d’effarement ébloui. À l’instant où son père baissait le front et s’en allait à nouveau vers les grondements du large, il se laissa tout à coup retourner par un violent envol d’écume, et comme l’ogre le tirait par un pan de sa veste il se mit à cheminer à reculons, regardant au loin leurs spectateurs aux encolures emmitouflées, alignés, minuscules, derrière le haut parapet du boulevard. Une écharpe rouge dans un poing dressé s’agita au fond de la grisaille. Il répondit d’un salut semblable, et la main grande ouverte haut levée il lui parut que son cœur le quittait sans douleur, d’un bond d’oiseau, et s’enfuyait dans la tempête, boule embrasée, vite embrumée. Alentour de ces silhouettes menues n’étaient que d’indifférentes façades à demi effacées par le bouillard, et de rares arbres qui semblaient follement s’évertuer à s’arracher à la terre. À ces appels de branches il dit aussi adieu, pris d’affection mélancolique pour cette rive abandonnée qui le tenait encore par quelques lambeaux de son être. Lui vinrent alors à l’esprit de fugitives apparitions de maison calme, de femme aimée, de visages fraternels. Il s’attarda un instant à goûter ces images mais elles lui parurent d’un autre monde, d’une trop vieille vie, d’un pays d’enfance à jamais quitté. Elles se défirent aussitôt de lui sans qu’il ait à les chasser, pareilles à des nuages emportés à l’envers de sa route. Il se sentit alors libre, fort, pur comme un dieu dans les danses furibondes de l’air et des eaux. Il cria, la poitrine soulevée de rage joyeuse :

— J’ai une sacrée nouvelle à t’apprendre, Sylvestre : Julia et moi sommes séparés. Si elle me vient à nouveau devant, je crois que je lui passerai au travers du corps sans la voir.

Sylvestre, ruisselant, flairant rudement les hautes lames qui se rapprochaient d’eux à chaque déferlement, le força d’un coup sec à revenir face à la mer.



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