Le Bois des amoureux by Gilles Lapouge

Le Bois des amoureux by Gilles Lapouge

Auteur:Gilles Lapouge [Lapouge, Gilles]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


16

JULIEN redescendait au village. Il ne fournissait aucune explication. À vrai dire, on ne posait pas de questions. Il était trop fort pour nous. Il débiterait des bobards, il ferait celui qui n’a pas entendu ou celui qui dit la vérité et les vérités de Julien, elles ne valent pas ses mensonges. En plus, il dirait « Moi, si j’étais moi ». Bien sûr, on aurait pu s’informer auprès de Vieux Thomas mais Vieux Thomas, il ne fallait pas compter sur lui. Autant les gens de Marseille parlent facilement, autant les paysans des Basses-Alpes étaient des bûches, en ce temps-là.

Je dis bien en ce temps-là car les choses ont bougé. Les paysans se sont dégourdis. Depuis le temps dont je parle, nous avons eu une Deuxième Guerre mondiale, entre 1939 et 1945, et les guerres sont des loups et elles chassent devant elles les années, comme des brebis, et elles les égorgent. Elles les saignent.

Mais la guerre n’est pas tout. Il y a eu également, dans les années cinquante, l’aménagement de la Durance. Les vieux du village le déplorent. Souvent, je me moque des vieux car ce sont des anciens, en général, les vieux. Mais ils voient juste.

Ces barrages sur la Durance « leur restent en travers de la gorge ». Ils disent ça pour blaguer, mais ils ne blaguent pas. Ils sont déprimés. Nous autres, les jeunes, les un peu jeunes, ceux qui étaient jeunes avant la Deuxième Guerre mondiale, nous les secouons, nous les traitons de ramollos mais c’est pour les faire bisquer parce que nous savons bien qu’ils ont raison, les vieux, et bientôt nous serons ramollos aussi, c’est la loi.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, du temps de M. Judrin et du temps de Cheillan, de Gertrude Blanchet, des oncles et des tantes et de Julien et de parrain Élie, la Durance était un des pires torrents de la France, magnifique, terrible et comme un roi, orgueilleux, plein d’eau, de feux, de geysers et d’écume, d’arcs-en-ciel et de fracas, de frottements de galets, de chevennes et de loches, un sauvage, un barbare, une grande gueule de torrent, une grande invasion, une crue et un Gengis Khan, oui, tout ça, mais un gros égoïste. De sa vallée, de ses limons, il avait fait un grand jardin mais il n’avait même pas l’idée d’irriguer les autres terres des Basses-Alpes qui n’étaient pas des terres à cette époque, mais des silex, du charbon, du calcaire, du sable, de la robine et de la poussière. En un mot, de la géologie. C’est ça : avant la guerre, les Basses-Alpes étaient une géologie. C’est ensuite que nous sommes devenus une géographie, et je le déclare très simplement, sans emphase : moi, je suis favorable à la géologie.

Un jour, les ingénieurs l’ont aperçue, la Durance, et ils lui ont fait la peau ! Couic ! Comme on tord le cou d’un poulet ! Comme une arsouille détrousse un quidam à la Belle de Mai. Couic ! Mon Dieu, si j’étais un torrent, je me cacherais dès que j’apercevrais un ingénieur.



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