Le beau monde by Michel Peyramaure

Le beau monde by Michel Peyramaure

Auteur:Michel Peyramaure [Peyramaure, Michel]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Robert Laffont
Publié: 2013-04-15T00:00:00+00:00


Sur le coup de deux heures, alors que toutes les amies de Mme Lisa avaient leur pompon et qu’une épaisse tabagie ennuageait la salle, la patronne annonça un « numéro sensationnel ».

— Mesdemoiselles, c’est à vous…

Deux ex-danseuses des Folies-Bergère se présentèrent sur la piste et entamèrent, sur une musique orientale improvisée par John, une danse des sept voiles, sauf qu’en fait de voiles elles ne portaient que des tuniques de foulard sur un corset de soie noire. On éteignit quelques lampes de manière que seule la piste fût éclairée. La gravité du visage de velours mâché des deux filles contrastait avec leurs mouvements salaces, d’une exaspérante lenteur. Leur tunique jetée au tapis, le corset dénoué, elles restèrent dos à dos, mains jointes, leur poitrine aux seins plats haletant sous la vague de plaisir qu’elles semblaient appeler en elles. Avec des mouvements d’araignées obsédants, précis et voluptueux, elles se retournèrent, parurent se chercher dans la lumière brumeuse qui leur faisait comme un autre voile. L’habileté qu’elles apportaient aux moindres de leurs gestes et de leurs évolutions, loin d’estomper l’émotion qu’elles suscitaient, la renforçait, faisait, degré par degré, par un crescendo émouvant, monter dans l’assistance accrochée à son silence un désir trouble qui transformait chaque spectatrice en actrice passionnée. Flottant comme des algues, elles s’agenouillèrent, rapprochèrent leur ventre avec des lenteurs et des soubresauts raffinés, dans un léger frôlement de chairs humides. Tête renversée, cheveux répandus jusqu’au tapis, elles mimèrent un orgasme sauvage avant de se séparer pour d’autres postures plus élaborées dont elles développaient les mouvements phase à phase. En prêtant l’oreille, on eût pu percevoir, sourd et profond comme un murmure de forêt sous le vent, le halètement de l’assistance fascinée.

Lorsque ces Salomé de bastringue se furent retirées, les chambres du premier se garnirent, si bien que Mme Lisa, Léonie et Anna se retrouvèrent seules avec John et quelques pauvrettes dédaignées. Le jour naissant lisérait les franges des rideaux. On entendait les roulements des fardiers, des tombereaux d’éboueurs, des voitures de laitiers et de porteurs de bains. Léonie et Anna dormaient sur le divan, enlacées. Mme Lisa, accoudée au bar, la tête dans ses bras, pleurait en silence.

Lorsque les chambres se furent libérées, une à une, de fantômes blêmes et avachis, yeux écarquillés, fard coulant sur les joues, Mme Lisa dit aux filles :

— Mes petites, j’ai besoin d’un peu d’air pur. Nous allons au Bois. Allez faire un peu de toilette. Si vous voyiez votre tête !… La mienne ne vaut pas mieux.

Elles hélèrent un fiacre et, par les rues et les boulevards qui reprenaient leur train-train dans la dernière fraîcheur de l’aube, elles gagnèrent le bois de Boulogne.

Le café venait à peine d’ouvrir alors que les dernières brumes fondaient sur le lac. Anna se souvint de celles qui flottaient, droites comme des fumées de bois mort, sur l’étang du Bas-Ayen. Elles burent des bols de lait chaud, dévorèrent des croissants et se promenèrent bras dessus bras dessous par les allées en regardant des hommes en maillot rayé ramer au milieu des canards et des cygnes.



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