Riquet à la houppe, Millet à la loupe by Catherine Millet

Auteur:Catherine Millet [Millet, Catherine]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 9782234068575
Éditeur: Stock
Publié: 2003-05-28T04:00:00+00:00

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La pièce attenante à celle où se trouvait la bibliothèque était appelée « la chambre des enfants ». Dans cette chambre et dans un angle qui était symétrique à celui de la bibliothèque, il y avait un grand miroir dans un cadre doré. Il arriva que l'enfant qui faisait tant de rencontres par la magie des livres se sentît bien seule lorsqu'il lui fallait quitter sa lecture, pour partager le repas familial ou les jeux de son frère. Aussi, lorsque ce dernier était absent (car, s'il avait été là, il se serait mis à rire et se serait moqué d'elle), elle s'asseyait par terre devant le miroir et passait de longs moments à l'interroger. Elle n'était pas surprise qu'il lui répondît ! Elle voyait s'y succéder de nombreuses personnes qui venaient se placer en face d'elle et qui lui faisaient la conversation. Certes, aucune de ces personnes n'avait de figure bien définie, mais elle pouvait croire que c'étaient des adultes ayant quelque autorité ou notoriété, comme des écrivains, des acteurs de cinéma, des présentateurs de télévision. Ils s'adressaient à elle comme si elle était elle-même déjà une adulte. L'espace dans le miroir était celui de sa vie à venir. Depuis longtemps, la fillette forgeait tellement d'histoires dans sa tête, où elle était tantôt une sauvageonne fière et vive, tantôt une sœur jalouse, tantôt un vilain petit canard, tantôt une enfant pieuse, fervente et orgueilleuse, qu'elle était bien contente de ne plus rencontrer son image dans le miroir et d'y laisser errer son regard comme dans une fumée où se dessinent des visions éphémères.

Quand le cercle familial se réunissait pour une fête, elle ne se mêlait pas aux autres. Ou elle ne répondait rien à ce qu'on lui demandait, parce qu'il lui semblait qu'en vérité il y aurait eu trop de réponses à donner, ou elle disait une incongruité, de sorte qu'on ne pouvait s'empêcher de lui reprocher d'être une sotte voulant faire son intéressante. Le miroir ranimait sa confiance. Il lui adressait des questions mieux formulées que celles des personnes de son entourage et elle y répondait de manière argumentée. Comme il la voyait mélancolique, bien qu'elle ne l'avouât pas, de ne plus être l'objet d'autant de louanges pour la beauté de ses yeux, il lui fit valoir qu'un grand nez révèle du caractère et fait qu'on vous aime pour celui-ci. Hélas, elle se présenta un jour affligée d'une paire de lunettes posée sur ce nez. Elle était devenue myope et la pauvre enfant pensait mourir de honte d'avoir perdu son plus grand avantage.

« Qu'à cela ne tienne ! Avec ces lunettes, n'était-elle pas à même de mieux considérer les choses et les gens, et n'était-ce pas une autre forme d'avantage ? Ne plus être au centre de la compagnie ne faisait-il pas d'elle une observatrice qui aurait tout loisir d'exercer son esprit critique ?

– Cela est vrai, se dit la fillette, mais je suis encore jeune et ignorante, et c'est d'être incapable de tout comprendre et d'exprimer ce que je comprends que vient l'exaspération qui me tue.

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