Récits de Belkine by Alexandre Pouchkine

Auteur:Alexandre Pouchkine
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782371240629
Éditeur: Bibliothèque russe et slave
Publié: 2015-01-01T00:00:00+00:00

Le maître de poste

Par son grade — régistrateur,

Dans son relais — un dictateur.

Prince VIAZEMSKI

Qui n’a pas maudit les maîtres de poste, qui ne s’est jamais querellé avec eux ? Qui, dans un moment de fureur, n’a pas exigé d’eux le livre fatidique, pour y inscrire sa vaine plainte contre le mauvais traitement, la grossièreté et l’incurie ? Qui ne tient pas les maîtres de poste pour ennemis du genre humain, pareils aux huissiers d’autrefois, ou du moins aux légendaires brigands de Mourom ? Pourtant, soyons justes : tâchons de nous mettre à leur place et peut-être les jugerons-nous avec davantage d’indulgence. Qu’est-ce qu’un maître de poste ? Un vrai martyr de quatorzième classe, que son grade ne préserve que des coups, et encore pas toujours (je m’en rapporte à la conscience de mes lecteurs). De quelle nature est le service de ce dictateur, comme l’appelle plaisamment le prince Viazemski ? N’est-ce pas une peine de galères ? Nul répit, de jour comme de nuit. Toute l’aigreur accumulée durant le fastidieux trajet, le voyageur la déverse sur le maître de poste. Le temps est-il déplaisant, la route est-elle mauvaise, le cocher têtu ou les chevaux paresseux — c’est le maître de poste qu’on blâme. En pénétrant dans son pauvre logis, l’hôte de passage le regarde en ennemi. C’est heureux si le postier parvient à se débarrasser rapidement de ce visiteur importun. Mais quand les chevaux manquent ?... mon Dieu ! quelles injures et quelles menaces s’abattent sur lui ! Qu’il pleuve ou qu’il neige, le postier court d’écurie en écurie ; malgré la tempête et le gel féroce, il se réfugie dans l’entrée pour fuir, ne fût-ce qu’un instant, le voyageur irrité qui l’insulte et le houspille. Un général arrive : le postier tremblant lui donne les deux dernières troïkas, y compris celle du courrier. Le général part, sans lui dire merci. Cinq minutes plus tard, des grelots se font entendre, et c’est un courrier de cabinet qui lui jette sur la table sa feuille de route.

Allons jusqu’au fond de ces choses et l’indignation fera place dans notre cœur à la compassion la plus sincère. Quelques mots encore : pendant vingt ans j’ai sillonné la Russie en toutes directions ; j’en connais presque toutes les voies postales, j’ai connu plusieurs générations de postillons. Rares sont les postiers que je ne connaisse pas de visage ; rares sont ceux à qui je n’aie eu affaire. J’espère publier d’ici peu mes observations de voyage, dont la collection ne manque pas d’intérêt ; en attendant, je me bornerai à dire que les maîtres de poste constituent un état que l’on présente à l’opinion publique sous le jour le plus faux. Ces maîtres de poste qui subissent mainte calomnie sont généralement des gens paisibles, serviables de nature, enclins à la sociabilité, sans prétention démesurée aux honneurs, et point trop cupides. Leur conversation (que dédaignent d’ailleurs à tort messieurs les voyageurs) est souvent source d’informations. Pour ce qui est de moi-même, j’avoue préférer leur discours à celui d’un fonctionnaire de sixième classe qui voyage pour raison de service.

Il est aisé de deviner que je compte quelques amis dans la respectable corporation des maîtres de poste.

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